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LIVRE TROISIÈME.

sauf à revenir ensuite aux conclusions de Pascal, délier le faisceau de son accusation, éparpiller de nouveau chaque chose, comme elle l’est dans ce libre auteur, et se donner l’impression diversifiée de l’ensemble.[1] Eh bien ! à tout prendre, les trois quarts de Montaigne ne diffèrent pas au fond de ce qui a cours ailleurs en littérature choisie, de ce qu’on lit dans les poètes d’abord, chez qui on ne l’a pas repris parce qu’ils l’ont dit sans intention malicieuse : les Anciens presque tous, Virgile doutant des mânes obscurs et nous soupirant son placeant ante omnia sylvœ ; Horace avec son linquenda tellus ; le Tourangeau Racan dans sa pièce de la Retraite, dans son Ode moins connue à Bussy :

Donnons quelque relâche à nos travaux passés
Ta valeur et mes vers ont eu du nom assez
Dans le siècle où nous sommes.

  1. Cette impression ressort encore mieux quand on recourt aux plus anciennes éditions des Essais, à la première de toutes (1580), qui n’a que deux livres, et même à celle de 1588 (la cinquième), qui a les trois livres plus six cents additions aux deux premiers. Ces éditions, et surtout celle de 1580, font un effet tout autre que celui auquel nos Montaigne d’après Coste nous ont accoutumés. On y surprend mieux le dessein primitif, comme dans les premières impressions de La Bruyère et de La Rochefoucauld. Le Père Niceron (après Coste) a très-bien remarqué que le texte de Montaigne est plus suivi dans ces éditions de début que plus tard à partir de la cinquième, parce que ce texte, qui ne contenoit d’abord que des raisonnements clairs et précis, a été coupé et interrompu par les différentes additions que l’auteur y a faites, par-ci, par-là, en différents temps. Cela est évident dès les premiers chapitres en comparant, et même à simple vue d’œil : moins de citations, pas une note, peu ou pas d’indications de nom pour les auteurs cités ; des extraits bien moins chargés de ses lectures ; des chapitres extrêmement coupés pour la plupart ; enfin on sent aussitôt le gentilhomme amateur dont la plume court, et le premier jet d’une fantaisie qui s’est ensuite bien des fois repliée sur elle-même, et qu’à leur tour les éditeurs, depuis mademoiselle de Gournay, ont jalonnée et comme numérotée à chaque pas. Mais on pourrait montrer que pour son compte, dans ses éditions dernières, Montaigne a introduit à la fois du désordre, et aussi, je crois, du système.