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PORT-ROYAL

Nous nous unîmes tous ensemble, et après avoir invoqué Dieu, le Diacre tenant un psautier, le Prêtre ficha une épingle dedans, afin de prendre ce que Dieu nous envoyeroit pour consoler son serviteur. C’est ici, ce me semble, où l’on a tout sujet d’admirer sa providence et sa bonté, et d’attendre avec patience le jugement qu’il prépare aux ennemis de la Vérité et de ses défenseurs ; car le Psaume qui nous échut fut le XXXIVe : Judica, Domine, etc. (Éternel, plaide contre ceux qui plaident contre moi, fais la guerre à ceux qui me font la guerre), que l’on peut lire. On verra que c’est un Psaume tout de consolation pour le Serviteur de Dieu, et en même temps tout de feu et de colère pour ceux qui persécutent les justes : il seroit capable de faire trembler tous les plus emportés de leurs ennemis, s’ils prenoient la peine d’y faire quelque réflexion… Quant à M. de Saint-Cyran, comme il avoit une extrême attention à suivre Dieu dans la pureté de son cœur et à le regarder jusques dans les moindres choses, il fut d’autant plus surpris de la rencontre de ce Psaume qu’il n’y en a point de plus formel pour la conjoncture où l’on étoit, et qu’il avoit sujet de croire que Dieu le lui envoyoit par l’entremise des Ministres de l’autel, sans qu’il y eût aucune part. Il voulut le chanter à l’heure même, avant que de sortir de sa place. Il pria pour cela que l’on fit retirer tout le monde de la Chapelle, afin qu’il pût se répandre avec plus de liberté en la présence de Dieu, lorsqu’il croyoit n’avoir plus d’autre témoin de son effusion que Dieu même.

«Néanmoins, nous fûmes bien aises de le considérer, M. Singlin et moi, d’un lieu où il ne nous pouvoit pas voir, pour nous édifier de sa dévotion. M. de Saint-Cyran étoit dans une effusion de larmes en chantant ce Psaume, à la fin duquel, ne pouvant plus se tenir, il se jeta la face contre terre, et demeura là longtemps à gémir et à soupirer devant l’autel. Les voies de Dieu sont si inconcevables qu’il n’y a que les Saints qui les puissent pénétrer ; et lorsqu’ils voient son doigt marqué quelque part, sa grandeur les ravit tellement, qu’ils sont comme hors d’eux-mêmes et ne considèrent plus ce qui est sur la terre. Il me semble que c’est l’état où entra alors M. de Saint-Cyran, en repassant dans son esprit les merveilles du Seigneur, et la conduite qu’il avoit tenue sur lui dans sa délivrance. Mais je m’imagine qu’il deman-