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LIVRE TROISIÈME.

en effet ce diable-là pour lui devait être bien tentant. Esprit, langage, raillerie, hardiesse, tant de choses lui en allaient ! Vite il mit la Croix en travers, pour enrayer le penchant.

Ce qu’il a dit ici de Montaigne, et qu’on lit à très-peu près exactement dans ses Œuvres, est trop étendu, trop connu, pour être inséré ou même extrait ; je n’en regrette que la bordure et ces répliques de M. de Saci, le Socrate du dialogue, qui fait l’ignorant, l’étonné, qui sourit et voit venir, et se plaît à faire courir d’emblée dans le champ clos du désert le jeune coursier bondissant.

Après l’exposé que donne si bien Pascal du scepticisme à double et triple fond de Montaigne, et de l’humiliation que ce moqueur inflige à l’homme, par lui ravalé quasi au-dessous des animaux, la Relation originale poursuit :

«M. de Saci se croyant vivre dans un nouveau pays, et entendre une nouvelle langue, il se disoit en lui-même les paroles de saint Augustin[1] : Oh Dieu de vérité ! ceux qui savent ces subtilités de raisonnement vous sont-ils pour cela plus agréables ? Il plaignoit ce philosophe qui se piquoit et se déchiroit lui-même de toutes parts des épines qu’il se formoit, comme saint Augustin dit de lui-même, quand il étoit en cet état. Après donc avoir écouté tout avec patience, il dit à M. Pascal : «Je vous suis obligé. Monsieur ; je suis sûr que si j’avois lu longtemps Montaigne, je ne le connoitrois pas autant que je le connois par l’entretien que je viens d’avoir avec vous. Cet homme devroit souhaiter qu’on ne le connût que par les récits que vous faites de ses écrits ; et il pourroit dire avec saint Augustin : Ibi me vides, attende. Je crois assurément que cet homme avoit de l’esprit ; mais je ne sais si vous ne lui en prêtez pas un peu plus qu’il n’en a eu, par cet enchaînement si juste

  1. Dans les petits changements que je fais au texte imprimé, je me rapproche le plus possible de la naïveté primitive de l’expression, d’après mon manuscrit.