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PORT-ROYAL.

Dans les termes où se posait le Jansénisme, il y avait de quoi hésiter en effet. On peut juger par le peu d’extraits qui précèdent, combien une telle doctrine dut tomber formidable au sein de la théologie du temps. Cet étonnement, au reste, cette sorte d’épouvante que Jansénius éprouve et confesse en découvrant la contradiction essentielle de l’opinion approfondie de saint Augustin avec le Christianisme généralement régnant, je crois que quiconque (hors du Jansénisme et du Calvinisme) lira saint Augustin l’éprouvera de même ; et je me souviens qu’un jour un des plus éloquents orateurs catholiques de notre âge,[1] que je trouvais méditant sur

    première sorte de grâce ; mais qu’il n’a pas toujours cette seconde sorte de grâce, qui est le secours qui meut l’âme, sans lequel néanmoins ce saint enseigne que l’homme, quelque juste qu’il soit ne sauroit faire le bien. » Comprenez, si vous pouvez. Et à la fin de la lettre, il s enveloppe d’obscurité sur Jansénius. C’était là une manière de concession par tactique, comme d’autres fois, par tactique aussi, il outrepassait le fond. Il explique lui-même assez naïvement cette rhétorique dialectique dans la lettre à madame…, du 20 août 1660 : « Comme les hommes, quelque intéressés qu’ils soient, ont de la peine à passer pour extravagants et déraisonnables, nous avons cru que ce n’étoit pas assez de faire passer les raisons des Jésuites… pour fausses, mais qu’il falloit de plus les traiter de folles et d’extravagantes, comme elles le sont en effet, afin d’emporter de hauteur ce qu’on seroit en danger de ne point emporter si on en parloit plus foiblement. Car enfin, Madame, il ne faut pas s’y tromper : il y a très peu de personnes qui entrent dans la Vérité par la nue et la simple exposition de la Vérité ; la plupart des esprits communs ont besoin d’être remués et agités ; et un certain ton de confiance avec lequel on propose les choses est ce qui fait souvent plus de la moitié de la persuasion… » Qu’on rapproche ce curieux passage d’Arnauld de la page tout à l’heure citée de Lancelot, et l’on comprendra la plainte de ce dernier. Arnauld avec toute sa candeur, faisait souvent office d’avocat, à l’instar de son très digne père, employant des raisons de côté, des moyens préjudiciels. Nous savons le cas si célèbre, quand au lieu de défendre le maréchal Ney pour le fond, on alla argumenter sur ce qu’il n’était pas Français : eh bien ! il y a de cette manière chez Arnauld plaidant pour Jansénius.

  1. L’abbé Lacordaire.