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LIVRE PREMIER

d’elle-même, l’un inachevé, de sa plume, les autres recueillis de sa bouche par M. Le Maître, qui la ramenait souvent sur ce sujet et, dès qu’il était seul, écrivait tout fraîchement ce qu’elle avait dit. Durant la dernière moitié de sa vie, on la traitait déjà comme une sainte, de qui il faudrait faire le procès un jour, pour la canoniser ; on se mettait d’avance en mesure, en assemblant les témoignages ; on lui faisait, en un mot, sondossier de sainte, de son vivant. On allait même jusqu’à décacheter, à son insu, les lettres qu’elle écrivait, et l’on en tirait copie pour qu’elles ne fussent pas perdues ; c’est ainsi que nous est parvenue la plus grande partie de sa Correspondance avec la reine de Pologne. M. Le Maître, très ardent à ces sortes de biographies, et dont c’était la dévotion, nous dit Du Fossé, de se faire raconter les circonstances personnelles et les aventures spirituelles de chaque solitaire survenant, redoublait naturellement de cette sorte de dévotion à l’égard de sa sainte tante. Ainsi rien ne nous manque sur elle ; on a la série non interrompue de ses moindres actes et de ses pensées ; nous pouvons suivre les mouvements de la Grâce dans son cœur, comme si nous y étions.[1]

  1. Il fallut user d’un petit stratagème pour la décider à écrire la Relation commencée qu’on a d’elle (Mémoires tout à l’heure cités, tome Ier, pag. 262 et suiv.) — Elle disait souvent, quand on la mettait sur ce chapitre des premiers temps, qu’elle aurait eu sujet de rédiger un livre de la Providence de Dieu, tant elle en avait fait d’expérience. Elle ajoutait qu’il lui prenait quelquefois envie d’écrire ce lire de la Providence, de peur qu’on ne vînt à oublier, à laisser perdre dans la suite ces premières miséricordes. On la pressait alors extrêmement de s’y mettre et d’écrire ; mais elle était au fond si ennemie de faire des livres (à la différence de la seconde mère Angélique de Saint-Jean, sa nièce, que nous verrons, comme dit Racine, plus naturellement scientifique), qu’elle rejetait bien vite et bien loin cette vague idée, qui n’avait guère été, dans sa bouche, qu’une manière de dire. On eut alors recours aux grands moyens, à M. Singlin, le directeur ; et elle se décida