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PORT-ROYAL.

un quartier de pomme.[1] Par suite de la même irritation qui lui tenait au cœur, quelques années après, et dès qu’il se vit en possession d’une Revue, il attaqua tout d’abord, ou plutôt il essaya de tourner en ridicule cet autre ouvrage qu’il n’a jamais été en état de bien lire ni d’entendre, soit pour le fonds des idées, soit pour les mœurs et les caractères, Port-Royal. Ce qu’il a écrit là-dessus n’est que trop fait pour donner la mesure de sa déraison et de son outrecuidance comme critique. Car la vérité est que cet auteur, qui a de l’invention et des parties de génie dans l’observation des mœurs, — de certaines mœurs, — n’a jamais rien écrit, en fait de critique littéraire, que sous le coup de la vanité surexcitée et poussée à une sorte de démence.

Eût-on même quelques-unes des qualités du critique, remarquons-le, cela ne suffirait pas pour être en mesure de parler pertinemment de Port-Royal. Ce sujet, restreint et circonscrit en lui-même, est un écueil ou mieux un défilé où l’on ne passe pas aisément. La première qualité et condition pour juger de Port-Royal est en effet, sinon de pratiquer, du moins de comprendre l’esprit chrétien en ce qu’il a d’essentiel. Et quels esprits moins intimement chrétiens, et par conséquent moins Port-Royalistes que nos grands littérateurs modernes ? Aussi je dois dire que parmi eux, parmi les plus en renom, bien peu m’ont encouragé dans mon dessein d’écrire une telle histoire : je n’en excepte que M. de Chateaubriand. Mais M. de Lamartine, il y a bien des années, quand je lui disais que je m’occupais de Port-Royal, me répondait : « Pourquoi ce sujet de Jansénisme ? Je voudrais vous voir occupé de quelque grand sujet. » Port-Royal, évidemment, n’était pas un grand sujet à ses yeux. Béranger, de son côté, me disait : « Je voudrais bien voir achevé votre Port-Royal, car j’aime ce sujet sans le bien connaître : toutefois, je ne puis vous dissimuler que je crains que vous ne vous laissiez trop aller à faire ce que j’appelle de la religiosité, manie de notre époque et que je crois l’antipode de l’esprit religieux. » Or cette religiosité

  1. Je n’ai pas ici à juger en soi le Lys dans la vallée ; mais, en tant que contrefaçon du roman Volupté, il ne pouvait remplir son objet, parce qu’en écrivant mon ouvrage, qui est très peu un roman, je peignais d’après des caractères vrais, d’après des situations observées et senties, parce que même dans la transposition de l’époque et du milieu, je m’attachais à être rigoureusement vraisemblable. Les âmes que je décrivais et montrais à nu étaient des âmes vivantes, je les connaissais, j’avais lu en elles ; madame de Couaën n’était pas une invention. À la date où j’écrivais, il y avait dans la société des âmes plus ou moins pareilles ; on a vu depuis par les Lettres d’Eugénie de Guérin, par le Récit d’une Sœur dont on doit la confidence à madame Craven, née de La Ferronnays, que ces natures d’élite n’étaient pas introuvables alors. Mais elles étaient lettres closes pour M de Balzac qui le jour où il essayait de les introduire dans sa Comédie humaine prenait sa mesure en lui, taillait à sa guise, et ne produisait que des à-peu-près. On n’improvise pas toute une atmosphère morale.