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PORT-ROYAL.

ce nous semble ! Nous connaissons un écrivain très spirituel qui n’a pas autrement compris ni interprété les doctrines de l’abbé de Saint-Cyran que ceux qu’on accuse ici d’injustice ou d’erreur. Pour s’en convaincre, il suffit de consulter M. S.-B. lui-même, à la page 507 du premier tome de son Port-Royal ; il raconte que Vincent de Paul tenté sur sa foi par Saint-Cyran, et après lui avoir opposé inutilement l’autorité du Concile de Trente, se mit, au lieu de lui répondre, à réciter tout bas son Credo : sur quoi l’ingénieux auteur ajoute : « Saint-Cyran, lui, cherchait à saisir la pensée, le mouvement actuel de Dieu dans l’oraison ; saint Vincent de Paul faisait taire son raisonnement humain dans son Credo. »

Ce qui peut se traduire ainsi en langage catholique : « Tandis que saint Vincent se soumettait intérieurement au jugement de l’Église, Saint-Cyran au contraire ne reconnaissait d’autre règle de foi et de doctrine qu’une prétendue inspiration lui venant immédiatement de Dieu, laquelle, à des yeux catholiques, ne peut être que l’esprit particulier de Calvin ou l'illuminisme fanatique des Quakers. »

Rien que cette maxime (de se diriger par inspiration), qui du reste a été alléguée parmi les charges contre Saint-Cyran, au moins en termes équivalents[1], renfermerait, à elle seule, la preuve de toutes les autres accusations et des interprétations qu’on a faites des paroles ambiguës et des phrases entortillées du novateur. En effet, si Saint-Cyran reçoit immédiatement de Dieu la vraie doctrine du salut, ou s’il a un don spécial d’interpréter l’Écriture et les Saints Pères des douze premiers siècles, il en résulte qu’il peut se passer des théologiens, des Papes, des Conciles, et qu’il est juge en dernier ressort de tout ce qui concerne

  1. On lit dans la déposition de l’abbé de Prières : « Dit (le déposant) avoir diverses fois ouï dire audit sieur Saint Cyran qu’il n’apprenoit pas ses maximes dans les livres, mais qu’il les lisoit dans Dieu qui est la Vérité même, et qu’il se conduisoit en tout suivant les lumières, inspirations et sentiments intérieurs que Dieu lui donnoit. » — Dans celle de M. de Pormorant : « Que M. de Saint-Cyran lui auroit dit que, lui, sieur de Saint-Cyran, avoit les véritables lumières de l’Évangile et la parfaite intelligence des écrits de saint Paul, déplorant la condition des hommes, et donnant à entendre audit déposant que tous les hommes étoient dans les ténèbres et qu’ils suivoient des voies toutes éloignées de la Vérité. » — Dans celle de M. Caulet : « Dit bien savoir que ceux qui se sont soumis à la conduite du sieur de Saint Cyran ont été par lui réduits à n’avoir communion qu’avec lui seul, et qu’il prend un empire si fort et si rigoureux sur eux qu’il leur ôte les deux seuls moyens que l’homme a pour discerner la vérité d’avec le mensonge, savoir la raison et l’autorité. Il leur ôte le premier en leur défendant l’usage de la raison pour examiner la nouveauté de ses maximes ; il ôte le second en les séparant de la société des hommes, et, leur faisant croire que tout le monde se trompe, il en défend la communication. »