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APPENDICE.

On objectera peut-être : S’il est permis de juger sévèrement la doctrine, l’est-il également de juger sévèrement la personne, et d’interpréter ses actions et, qui plus est, ses sentiments en mauvaise part ? Généralement parlant, non. Toutefois, quand il s’agit des vertus ou autrement de la justice chrétienne, non-seulement ce n’est pas un crime, mais bien plutôt un devoir de déclarer que les vertus et la justice de l’homme hérétique ne sont pas de vraies vertus ni une justice véritable et chrétienne. Cette règle est admise par les Jansénistes eux-mêmes. Les Jésuites avaient donc encore ici un droit réel de suspecter la vertu et la sainteté de leurs adversaires ; ils pouvaient leur adresser un argument ad hominem :

« D’après vos principes, pouvaient-ils leur dire, il n’y a de vraies vertus que dans ceux qui ont la foi vraie et catholique, et qui possèdent en eux la Grâce surnaturelle ou la charité[1] : or vous, qui êtes rebelles et contumaces aux décisions de l’Église, vous n’avez pas la vraie foi, la chose est évidente ; vous n’avez pas non plus la charité ou la Grâce, car la foi est le fondement nécessaire des autres vertus chrétiennes : donc vous n’avez pas de vraies vertus ; donc votre justice n’est pas une justice vraie et chrétienne ; donc votre sainteté n’est qu’apparente, et c’est un masque sous lequel vous cachez vos erreurs. » — Qu’on le remarque bien, nous raisonnons ici d’après les principes catholiques, les principes de saint Augustin, admis également par les deux partis.

Appliquons les mêmes principes aux deux notes du livre de Port-Royal dont nous avons parlé en commençant. On lit dans la note 1 (tome 1er, livre II, page 502) « que les actes de l’information n’ont rien, après tout, de si aggravant contre M. de Saint-Cyran. Ce sont la plupart du temps des propos absolus ou mal compris, des mots couverts et prudents (propter metum Judœorum) méchamment ou bêtement interprétés ! »

Méchamment interprétés nous semble injuste. Si méchamment tombe sur l’intention de ceux qui interprètent, c’est un jugement téméraire, gratuit et sans preuve ; et de quel droit va-t-on fouiller dans la conscience et juger des intentions ? Si méchamment regarde le sens mauvais qu’on découvre ou qu’on croit découvrit dans les paroles ambiguës ou entortillées d’un auteur, cette expression manque encore de justesse ; on n’est pas méchant quand on use de son droit, et qu’on cherche à démasquer des doctrines suspectes et dangereuses. Bêtement interprétés ! pas si bêtement,

  1. La Grâce surnaturelle, c’est-à-dire la Grâce sanctifiante, n’est pas, à proprement parler, la même chose que la charité ; mais, comme on ne peut avoir l’une sans l’autre, il semble permis de les confondre en quelques rencontres.