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PORT-ROYAL.

jouit de la vue de Dieu. » D’après ces principes de saint Augustin admis également par les deux partis[1], les Jésuites se croyaient fondés, 1° à attaquer Jansénius et ses sectateurs, parce que leur enseignement était, en plusieurs points essentiels, contraire à l’enseignement de l’Église, et que par conséquent leur foi n’était pas la vraie foi de l’Église catholique ; 2° ils se croyaient également fondés à ne pas regarder comme véritables la justice et la vertu de ces hommes qui, tout en se disant Chrétiens, ne donnaient pas pour base à leur justice la foi de l’Église catholique, selon la règle de saint Augustin : ''Ubi non est sana fides, non potest esse justitia'' ; et selon cet autre principe : Non sequitur Christum qui non secundum veram fidem et catholicam disciplinam Christianus vocatur.

Le premier de ces points est évident. Quoi qu’en disent ou qu’en aient dit les partisans de Jansénius, les doctrines enseignées par l’Évêque d’Ypres sont hérétiques et condamnées comme telles par l’Église catholique ; et tous ceux qui, malgré cette condamnation, continuent de les croire et de les professer ne peuvent être regardés comme de fidèles Catholiques, mais sont réellement hérétiques, au moins dans le for intérieur de la conscience, puisqu’ils sont de fait et dans le cœur contumaces et rebelles aux décisions dogmatiques de l’Église. Je dis dans le for intérieur, parce que dans le for extérieur ils peuvent n’être pas hérétiques notoires ou dénoncés[2]. Tels étaient en effet, depuis la Paix dite de Clément IX,

  1. Jansénius et ses premiers partisans (Saint-Cyran peut-être excepté) admettaient ces deux principes, au moins dans la théorie et jusqu’à l’épreuve. Jansénius a enseigné formellement que sans la foi catholique il n’y a pas de vraie justice, et il s’appuie sur l’autorité de saint Augustin qui dit : « Male vivitur si de Deo non bene creditur. » (Jansénius, de Gratia Christi, lib. III, c. 11.) Il enseigne aussi qu’on ne peut avoir la foi vraie, celle qui justifie, si l’on n’est soumis à l’Église et au Pape, chef de l’Église ; et il confirme cette doctrine par son propre exemple. En soumettant d’avance son livre au jugement du Saint-Siège, il proteste « qu’il est résolu de prendre pour règle de ses sentiments l’Église romaine et le successeur de saint Pierre ; que l’Église est bâtie sur cette pierre, que celui qui n’édifie pas avec lui est destructeur. » (Lib. proœmialis, c 29.) Et ailleurs : « Je suis homme, sujet à me tromper, je soumets donc mon ouvrage au jugement du Saint-Siège et de l’Église romaine, ma mère, je reçois, je rétracte, je condamne, j’anathématise tout ce qu’elle décidera que je doit recevoir, rejeter, condamner, anathématiser. » (Epilogus omnium, p. 443 ; édition de Rouen.) — Il en était de même, au moins au commencement, des principaux disciples.
  2. C’est dans ce sens que Bossuet, en parlant de Messieurs de Port-Royal et des Jansénistes de son époque (1702), disait qu’on ne pouvait pas les appeler précisément des hérétiques, parce qu’ils condamnaient (du moins extérieurement) les hérésies condamnées par l’Église ; mais le savant évêque les qualifie « au moins fauteurs d’hérétiques et schismatiques. » (Journal de Le Dieu, t. II, pages 388-389.) Et partout ailleurs dans ce même Journal, on voit, que Bossuet est invariable dans son jugement des doctrines du Jansénisme. Malgré son estime pour les talents d’Arnauld, il le déclare, en particulier, « inexcusable » d’avoir tourné toutes ses études, au fond, pour persuader au monde que la doctrine de Jansénius n’avait pas été condamnée. »