Page:Sainte-Beuve - Port-Royal, t1, 1878.djvu/529

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
515
APPENDICE.

vite, M. Saint-René Taillandier, dans un article de la Revue des Deux Mondes[1] m’a présenté avec quantité de détails qui ont l’air d’être précis et qui ne sont qu’inexacts, comme étant allé m’éclairer au foyer de M. Vinet, ayant allumé ma lampe à la sienne, et m’étant prémuni auprès de lui, et grâce à ses lumières, contre les interprétations que M. Cousin devait donner du scepticisme de Pascal. Il s’agissait bien alors, en 1837, du Pascal de M. Cousin, qui ne vint que cinq ans plus tard !

Toute cette théorie de M. Saint-René Taillandier, à mon sujet, cette conjecture qu’il donne d’un ton d’affirmation, est purement fictive et imaginaire. Jamais je ne retirerai à M. Vinet aucun des éloges que je lui ai donnés dans la sincérité de mon cœur et dont ce livre même est tout rempli. Mais la vérité est que nous fûmes installés professeurs à l’Académie le même jour. C’est alors seulement que je fis sa connaissance directe. À mon précédent voyage, je ne l’avais pas vu ; il était encore absent, mais je m’étais fort occupé de lui. Je m’étais laissé raconter de près ses mérites, sa vertu morale infuse dans son talent, les scrupules de sa conscience d’écrivain, le jet de sa parole plus libre et plus hardiment éloquente. J’avais lu ses livres, et aussitôt comprenant qu’il était l’homme le plus distingué du pays, l’esprit le plus original de cette culture vaudoise et l’honneur de la Suisse française, je m’étais hâté de faire mon métier d’informateur bénévole et de critique sympathique ; j’avais écrit sur lui dans la Revue des Deux Mondes un article qui paraissait à la date du 15 septembre 1837. M. Vinet le lut et m’écrivit la lettre suivante, qui est le point de départ de nos bonnes relations. On en doit rabattre tout ce que sa modestie excessive lui suggère ; mais on y voit du moins que ce n’est pas lui qui, bien qu’il sût à fond Pascal et un peu de Nicole, avait à me guider sur le chemin de Port-Royal et à m’initier à cet ordre d’études.

« Monsieur, on vient de m’envoyer la livraison de la Revue des Deux Mondes, où se trouve l’article que vous avez bien voulu me consacrer. Il me serait difficile de vous exprimer tous les sentiments que j’ai éprouvés en le lisant ; je ne les démêle pas très bien moi-même. Je ne veux pas vous dissimuler l’espèce d’effroi qui m’a saisi en me voyant tirer du demi-jour, qui me convenait si bien, vers une lumière si vive et si inattendue ; ce sentiment est excusable : il y va de trop pour moi, sous toutes sortes de sérieux rapports, d’être jugé avec une si extrême bienveillance dans un article dont vous êtes l’auteur et que vous avez signé. Il faudrait un bien grand fonds d’humilité pour en prendre facilement et vite mon parti. Cependant, monsieur, je ferais tort à la vérité, si je ne disais pas que j’ai éprouvé, au milieu de ma confusion, un vif plaisir, et je me ferais tort à moi-même si

  1. L’article, précédemment cité, qui a pour titre : Le Libéralisme chrétien. Alexandre Vinet, sa Vie et tes Œuvres.