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travaux de la campagne ; ils se mirent à bêcher une partie du jour et à cultiver les potagers, y étant portés surtout par le désir de ménager le bien des pauvres. M. Le Maître eut même un songe à cet égard, un songe terrible, comme tout ce qui s’élevait en cette âme ardente : l’épée nue de Dieu le poursuivait la nuit dans les reins, et il y crut voir un commandement de rendre cet humble service aux religieuses. Il se mit à l’ouvrage avec son frère M. de Séricourt, travaillant tout d’abord l’un et l’autre plus que des gens de journée, sinon qu’ils disaient leur Bréviaire à de certaines heures ; ils se rappelaient avec émulation les anciens religieux de saint Bernard qui avaient défriché les terres. Ce fut là l’origine de ces travaux manuels auxquels se livrèrent, souvent avec excès, nos Messieurs, et que plus d’une fois M. Singlin et M. de Saint-Cyran furent obligés de modérer. Les Capucins et les Jésuites en firent grande raillerie quand ils le surent ; ils appelaient ces Messieurs sabotiers, prétendant qu’ils faisaient des sabots et des souliers[1]. Quand, peu d’années après le moment où nous sommes, vers 1644, M. d’Andilly alla prendre congé de la Reine-mère pour venir dans ce désert des Champs comme solitaire, il ne manqua pas de lui dire agréablement que, si Sa Majesté entendait dire qu’ils fissent des sabots, elle ne le crût pas ; mais que, si l’on disait qu’ils cultivaient des espaliers, on dirait vrai et qu’il espérait d’en faire manger du fruit à Sa Majesté. En effet, il ne manquait

  1. Ce qui n’était pas vrai des sabots, mais ce qui, pour les souliers, pouvait, je dois le dire, être vrai de quelques-uns. On sait au reste la réponse du chanoine Boileau, digne frère du satirique, à un jésuite qui soutenait que Pascal lui-même avait fait des souliers : « Je ne sais pas s’il a fait des souliers, mais convenez, mon Révérend Père, qu’il vous a porté de fameuses bottes. » De tels bons mots sont des coups de feu qui éteignent pour quelque temps la gaieté de l’adversaire.