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PORT-ROYAL.

qui, au sortir de la pleine science du monde, avait besoin de la plus forte nourriture chrétienne.

Mais c’était surtout dans la lecture directe de l’Évangile et dans ses conférences à ce sujet, que la parole de M. de Saint-Cyran abondait en onction, en pensée, et que ceux qui l’écoutaient (M. Le Maître et M. Singlin tout les premiers) disaient dans leur ravissement n’avoir jamais rien ouï de pareil : nunquam sic locutus est homo. Ses discours sur l’Écriture n’étaient point préparés, et ne venaient que de sa grande plénitude. Il avait coutume de dire « qu’il n’y avoit rien de plus dangereux que de parler de Dieu par mémoire plutôt que par mouvement du cœur. » Il ne pensait, en disant cela, qu’à une espèce de danger, et oubliait cet autre écueil, non moindre, d’une inspiration trop aisément présumée. Il découvrait perpétuellement de nouvelles lumières dans l’Écriture, et s’écriait quelquefois dans une sorte de transport : « J’ai trouvé aujourd’hui un passage que je ne donnerois pas pour dix mille écus. » Son étude n’était qu’une prière. Ce n’avait pas été toujours ainsi : il avoue (dans une fort belle conversation avec M. Le Maître que nous a conservée Fontaine[1]) que, jusqu’à l’âge de trente ans, il avait trop été dans la vanité de la science, qu’il était né avec cette passion du savoir qui lui avait plutôt nui que servi pour l’acquisition de la vraie vertu ; car rien n’est si périlleux, si facile au change et d’un si agréable poison, le moyen s’y prenant très-aisément pour la fin, à cause de la beauté et de l’attrait de la vérité qui engage subtilement les sens par où elle passe, et fait par eux que ce qu’il y a de corruptible et de sensuel jusqu’au sein de l’esprit y consent. Mais la prière, à force de l’arroser, avait corrigé et assaini en lui cette racine de l’arbre

  1. Mémoires, t. I, p. 179 ; on y reviendra en détail.