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LIVRE DEUXIÈME.

point de vue, toute ma superstition sur lui, je le considère lui jeune, sérieux, éloquent, épris de la belle gloire, lui que respectait, que consultait Voltaire plus âgé de vingt et un ans, — je me l’imagine, en vérité, comme le bon Génie de Voltaire même, comme ce bon Ange terrestre qui quelquefois nous accompagne ici-bas dans une partie du chemin sous la figure d’un ami. Mais il vient un moment où la mesure est comblée ; l’Ange remonte ; le bon témoin, le Génie sérieux, solide, pathétique et clément, se retire trop offensé. Vauvenargues mourut ; et Voltaire, destitué de tout garant, alla de plus en plus à l’ironie, à la bouffonnerie sanglante, aux morsures et aux risées sur Pangloss, et à ne voir volontiers dans l’espèce entière qu’une race de Welches, une troupe de singes.[1].

Je me suis laissé prendre un instant à Vauvenargues. Pour peu qu’on séjourne dans un sujet, on y est bientôt


    s’il raisonne ainsi : Je me suis trompé mille fois sur mes plus palpables intérêts, et j’ai pu me tromper encore sur la religion. Or, je n’ai plus le temps ni la force de l’approfondir, et je me meurs.» Voilà le Vauvenargues incontestable. — (De nouveaux documents, des Correspondances retrouvées et publiées depuis, ont dû nécessairement modifier cette première idée que j’aimais à me faire d’un Vauvenargues-Séricourt tout intéressant : il en reste pourtant quelque chose.)

  1. Même en rabattant de cette vue et de cette future influence présumée de Vauvenargues sur Voltaire, on ne croira pas qu’il ait été indifférent pour l’avenir moral de celui-ci de perdre l’ami et le témoin respecté à qui il écrivait en des termes pleins de tendresse et si honorables pour tous deux :
    «Jeudi, 4 avril 1744.
    «Aimable créature, beau génie, j’ai lu votre premier manuscrit, et j’y ai admiré cette hauteur d’une grande âme qui s’élève si fort au-dessus des petits brillants des Isocrates. Si vous étiez né quelques années plus tût, mes ouvrages en vaudraient mieux ; mais au moins, sur la fin de ma carrière, vous m’affermissez dans la route que vous suivez. Le grand, le pathétique, le sentiment, voilà mes premiers maîtres ; vous êtes le dernier ; je vais vous lire encore. Je vous remercie tendrement ; vous êtes la plus douce de mes consolations, dans les maux qui m’accablent.»