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PORT-ROYAL.

juge. Je dirai tout après comme il entendait l'humilité. — La première fois donc qu’il vint à elle, il lui dit :)

«Je n’avois ni désir, ni dessein de vous voir, je suis venu dans une autre pensée ; mais étant allé à l’église, je me suis trouvé obligé[1] de vous demander. Vous n’en avez obligation qu’à Dieu. Il est aujourd’hui saint Ignace, martyr ; c’est un saint remarquable. Eh bien ! que désirez-vous ? Je suis pour vous guérir : montrez vos plaies.»

Après qu’elle l'eut entretenu de l’état où elle avait été, il lui dit ceci :

«Il faut voir devant Dieu si vous avez été vraiment ce que vous avez fait paroitre. Quelquefois l’extravagance emporte l’esprit à dire ce qu’il ne croit pas, et à suivre ce qu’il n’approuve pas : il faut faire ce discernement. Il faut que les œuvres extérieures de la Pénitence procèdent du ressentiment intérieur, et qu’il y ait un rapport de l’un à l’autre : car il se faut garder de témoigner plus de sentiment au dehors que l’on en a véritablement au dedans. Je loue Dieu de vous voir revenir à lui en vérité. C’est une grâce de laquelle vous n’estimez pas assez la rareté : de mille âmes, il n’en revient pas une[2]. Je vous ai crue inconvertible. Si vous fussiez morte, vous n’eussiez pu prétendre grande part au Ciel. Je vous donne ces paroles : «Misericordias Domini in œternum cantabo»[3]; je chanterai éternellement les miséricordes du Seigneur. Dieu s’est souvenu, dit la Sainte Vierge, de sa miséricorde qu’il sembloit avoir oubliée durant quatre mille ans. Il s’en est ressouvenu pour vous retirer de cette voie dangereuse. En ce que vous avez été, vous reconnoissez ce que vous êtes, et en votre changement ce qu’il est

  1. Obligé par le conseil, par le mouvement de Dieu dans la prière.
  2. Cela est dur, mais il faut convenir que chrétiennement cela est vrai ; tous ceux qui le déguisent oublient le Christianisme ou le transforment. Et si l’on n’y prend garde, le Christianisme va à tout moment se modifiant selon la nature. Pour peu qu’on sommeille, on se réveille plus ou moins arien ou pélagien.
  3. Psaume LXXXVIII.