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LIVRE PREMIER.

enfin, avait connu Saint-Cyran avant les jours d’élévation suprême et lorsque, n’étant encore qu’évêque de Luçon, il venait visiter à Poitiers son voisin et confrère M. de La Rocheposai[1]. Il avait pénétré d’un coup d’œil cet autre esprit superbe, et l’avait jugé de ceux qu’il fallait s’attacher. Richelieu, comme Bonaparte, comme tous les grands despotes, ne voulait qu’aucune personne de valeur restât hors de sa sphère de puissance. Il ne craignait pas de faire les avances, mais malheur si l’on n’y cédait pas ! Qui n’était point pour lui et à lui était vite réputé contre lui. Ces ambitieux de haute volée sont pires que les déesses, qui ne pardonnent pas un dédain : spretœque injuria formae. Sans en parler à M. de Saint-Cyran, le Cardinal le fit porter d’abord en qualité de premier aumônier sur l’état de la maison d’Henriette, reine d’Angleterre, lorsqu’on préparait son mariage en 1625. Mais M. de Bérulle eut beau lui montrer en

  1. On lit dans les Mémoires de Lancelot, tome I, page 90, que la première liaison de l’évêque de Luçon et de M. de Saint-Cyran était telle que «ce fut celui-ci qui lui fit remarquer le premier, après avoir lu les lettres que lui écrivoit le secrétaire de la Reine-Mère, qu’assurément Sa Majesté vouloit se servir de lui.» Mais Richelieu était déjà secrétaire d’État sous le maréchal d’Ancre (1616), et ce ne fut qu’après la catastrophe de ce favori que l’évêque de Bayonne, devenu archevêque de Tours par la démission du Florentin Galigaï, frère de la maréchale, envoya de Hauranne à l’évêque de Poitiers, en 1617. Il n’y a donc pas moyen de trouver place pour le prétendu conseil dont Richelieu sut très bien se passer. Comme pourtant Lancelot est d’ordinaire très exact et qu’il tenait les faits d’original soit de M. de Saint-Cyran même, soit de son neveu M. de Barcos, je conjecture que ce souvenir, vaguement rapporté, a trait à quelque circonstance du retour de Richelieu en Poitou, après son exil d’Avignon, et lorsque la Reine-Mère était à Angoulême. Lancelot assure que Saint-Cyran savait quelques particularités fort secrètes de la vie de Richelieu, et qui n’étaient pas des plus belles. Du moment que Saint-Cyran ne tourna pas ces ouvertures à son profit, elles lui devinrent aisément funestes. On n’aime pas (quand on est Richelieu) celui qui nous a vu peut-être ramper, à moins qu’il ne se donne.