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PORT-ROYAL

« Ce fut un jour de fête pour la mère Agnès et pour toute la Communauté, dont on peut dire en cette occasion, comme l’Apôtre dit des fidèles de Macédoine, que leur profonde pauvreté répandit avec abondance les richesses de leur charité sincère. Car non-seulement elles ouvroient les bras de bon cœur pour recevoir ce grand nombre de filles, mais encore, comme si c’eût été elles-mêmes qui eussent reçu une grâce extraordinaire, elles chantèrent le Te Deum en allant recevoir et embrasser ce présent que Dieu leur faisoit, pour enrichir de plus en plus leur maison du trésor inépuisable de la pauvreté[1]. »

« Cette maison, si incommode et si petite, devint tout d’un coup large par l’étendue de la charité de celles qui vouloient bien être incommodées pour soulager les autres, et belle par l’agrément qu’y trouvoient ces pauvres filles, qui ne cherchoient que Jésus-Christ crucifié et qui le trouvoient dans ce tombeau… »

« La mère Angélique cependant fut à Paris plusieurs jours, et en passa quelques-uns dans le monastère de la Visitation de la rue Saint-Antoine. Elle revint à Port-Royal la semaine sainte, le 11 ou 12 mars ; et en arrivant elle délia la langue de ces trente muettes, qui n’avoient pas dit un mot en l’attendant. Elles ne faisoient que tendre le bras quand on avoit affaire à quelqu’une d’elles, afin qu’on lût sur leur manche qui elles étoient, pour les pouvoir employer à ce qu’on vouloit qu’elles fissent. La mère Angélique ouvrit donc la porte qu’elle avoit fermée ; mais ce ne fut que pour se saluer et rentrer bientôt dans le silence ordinaire où elle avoit nourri ce grand noviciat, lequel ressembloit à cet ancien tabernacle qui se transportoit et se rétablissoit partout où Dieu faisoit camper son peuple dans le désert. Car toutes ces filles étoient si formées dans la régularité, le silence et le recueillement, que, soit à Maubuisson, à Pontoise, ou à Port-Royal, dès le premier jour qu’elles y arrivèrent, elles étoient rangées et régulières comme si elles n’en eussent bougé. »

  1. Racine a dit dans son Abrégé, en supprimant les traits les plus singuliers de cette scène : « Ces pauvres filles n’abordaient qu’en tremblant une maison qu’elles venaient, pour ainsi dire, affamer. » Expression d’une belle audace, mais qui ne rachète pas ce qu’il se retranche par timidité.