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LIVRE PREMIER.

de ces hommes qui avoient l’épée nue à la main, elle lui tira son voile de dessus la tête et le fit voler à six pas de là[1].

«Madame d’Estrées me voyant résolue de ne point sortir, ordonna à ces gentilshommes de me faire sortir de force : ce qu’ils firent, en me prenant par le bras. Je ne résistai point, car j’étois bien aise de m’en aller, pour me retirer avec mes religieuses d’un lieu où étoient des hommes comme ceux-là, avec lesquels je devois tout craindre pour elles et pour moi. Néanmoins le dessein de madame d’Estrées n’étoit pas qu’elles me suivissent : elle craignoit ce scandale. C’est pourquoi elle me fit monter dans un carrosse. Mais aussitôt que j’y fus, neuf ou dix de mes filles s’y mirent : trois montèrent sur le siège du cocher, trois sur le derrière comme des laquais, et les autres se pendirent aux roues. Madame d’Estrées dit au cocher de toucher ses chevaux : mais il répondit qu’il n’osoit, parce qu’il tueroit plusieurs de ces religieuses.

«Aussitôt je me jetai hors du carrosse avec les sœurs. Je leur fis prendre des eaux cordiales, parce que la peste étoit à Pontoise, où j’allai avec trente religieuses, qui marchoient deux à deux comme en procession. Durant que nous marchions ainsi, le lieutenant de Pontoise, qui étoit d’intelligence avec madame d’Estrées, vint à passer près de nous à cheval, et il se moqua de nous : le pauvre homme s’imaginoit la voir déjà rétablie. Lorsque nous fûmes arrivées à Pontoise, le peuple nous donna mille bénédictions ; ils disoient : « Voilà les Filles de la bonne madame de Port-Royal ! Elles ont laissé le Diable dans leur monastère ; elles y ont vraiment laissé la peste, cette infâme, cette perdue, qui les en a chassées.»

«Je résolus aussitôt d’entrer dans la première église que je trouverois : ce fut celle des Jésuites, qui nous vinrent

  1. La sœur Anne-Eugénie, qui était présente (car sa sœur l’avait mandée près d’elle depuis son installation à Maubuisson), garda durant cette scène sa figure à part : pendant que toutes les sœurs, tant les anciennes même que les novices, à la vue des cavaliers épée nue, et devant l’intruse menaçante, s’écriaient en faisant groupe autour de l’abbesse, et devenoient des lions, elle seule demeura à sa stalle sans dire une parole, priant toujours Dieu dans tout ce bruit.