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PORT-ROYAL

diatement après la mère Agnès par l’âge, la sœur Anne-Eugénie, entrée à Port-Royal vers le temps de la réforme, nous a laissé, dans une Relation écrite longtemps après.[1], une peinture très-vive et bien rendue de ses impressions premières : d’autres Relations environnantes achèvent de nous la représenter elle-même. Enfant précoce, elle avait eu beaucoup de goût pour le monde ; à l’âge de quatorze ans, elle lisait des romans avec passion ; un jour, en carrosse aux champs, elle continua cette lecture, même dans l’orage et pendant que le tonnerre grondait, aussi assurée, est-il dit, que si elle n’avait pas ouï la voix de Dieu. Dans la fréquentation de ses cousines huguenotes, son esprit s’était émancipé, et elle avait été par moments jusqu’à balancer en idée les deux communions romaine et calviniste. À dix-neuf ans, la petite vérole l’attaqua avec violence : moment critique pour tant d’âmes de jeunes filles, heure en ces temps-là décisive, où le monde et la religion se disputaient et s’arrachaient entre eux une beauté ![2] La jeune Anne éprouva de grandes angoisses, et, au fort du mal, promit à Dieu

  1. Vers 1652, on eut l’idée à Port-Royal de préparer les documents pour une histoire intérieure édifiante du monastère : on demanda des mémoires à toutes les sœurs ou mères un peu anciennes. La sœur Anne-Eugénie consultée écrivit à cette occasion son récit. Les bonnes religieuses n’avaient pas prétention d’auteur pour cela ; on leur prescrivait de se souvenir, elles obéissaient. Tous ces mémoires devaient revenir aux mains de la sœur Angélique de Saint-Jean chargée de les compulser, et qui eût été, elle, la grande historienne, la plume d’or.
  2. Marie-Claire, de six ans plus jeune que sa sœur Anne, et qui l’avait précédée à Port-Royal (car dès l’âge de sept ans elle ne bougea d’auprès de sa sœur l’abbesse), avait eu la petite vérole aussi, mais beaucoup plus tôt : elle était charmante avant cet accident, et chacun s’y amusait, dit-on, comme à la plus jolie chose qui se pût voir. Un préservatif qu’on lui voulut mettre au visage la défigura, et, dès cet âge tendre, s’il se rencontrait sous ses yeux un miroir, elle mettait sa petite main devant, en s’écriant : Ce n’est plus moi !