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PORT-ROYAL

la poussière et ne seront plus remués que par les érudits : le monde des lecteurs est au chantre de Clorinde et d’Armide. En France, pour toute la partie burlesque, satirique et moralisante du Moyen-Age, Rabelais a fait ainsi : son livre est comme un lac un peu bourbeux.[1], mais profond, où toutes les sources se viennent verser au bas des dernières hauteurs de l’époque qui finit, et quand la plaine du seizième siècle commence. Rabelais, à la rigueur, sur ce point, dispense de remonter, et l’on y trouve amassés, dans le plus vaste réservoir, toutes les malices, toutes les risées, tout le sens observateur et humain, tout le débris enfin et le limon des âges précédents. La Fontaine, on l’a dit souvent, est lui-même un poète du seizième siècle dans le dix-septième ; en lui, en ses Contes et dans toute sa manière, se retrouve condensé, aiguisé, raffiné sans altération et avec franchise le meilleur sel des fabliaux. Ces reproductions abrégées et brillantes de toute une veine du passé en un seul homme, en un seul talent, ces sortes de ricochets sont donc plus qu’un accident fréquent, c’est comme une marche générale en littérature.[2] : il semble alors que les siècles entiers n’aient servi qu’à amasser et préparer la matière au génie tardif, mais facile, qui fleurit seul en vue dans l'arrière saison. Cela même tient à une loi supérieure et qui s’applique à de plus grandes choses. Dans l’ordre de la nature, les grandes formations antérieures d’animaux,

  1. Bourbeux de matière et de fond ; car, de style, il est très pur et limpide.
  2. On en pourrait citer bien des exemples encore, et de divers genres, et en tirer diverses moralités : Ovide dans ses Métamorphoses est le dernier d’une série de poètes mythologiques qui l’avaient précédé à Rome depuis le temps de Catulle : Cui non dicius Hylas puer ? disait, Virgile. Ovide a donné le résumé et la fleur, la guirlande de toute cette mythologie qu’il clôt et enserre ; comme l'Arioste, il est l’héritier et le prodigue brillant de ce que les autres ont amassé et qu’on ignore. Ainsi vont d’ordinaire l’art