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POÉSIES

Un A-Kempis, pour moi c’est un trésor,
Que j’ouvre et ferme et que je rouvre encor :
Je rôde autour et du doigt je le touche ;
Au parapet rien qu’à le voir couché,
En plein midi, l’eau me vient à la bouche ;
Et lorsque enfin j’ai conclu le marché,
Dans mon armoire il ne prend point la place
Où désormais il dormira caché,
Que je n’en aie au moins lu la préface.

On est au bal ; déjà sur le piano
Dix jolis doigts ont marqué la cadence ;
Sur le parquet déjà la contredanse
Déroule et brise et rejoint son anneau.
Mais tout d’un coup le bon Nodier qui m’aime,
Se souvenant d’avoir, le matin même,
Je ne sais où, découvert un bouquin
Que souligna de son crayon insigne
François Guyet (c’est, je crois, un Lucain),
De l’autre bout du salon m’a fait signe ;
J’y cours, adieu, vierges au cou de cygne !
Et, tout le soir, je lorgne un maroquin.
On l’a bien dit ; un cerveau de poëte,
Après cent vers, a grand besoin de diète,
Et pour ma part j’en sens l’effet heureux.
Quand j’ai huit jours cuvé mon ambroisie,
Las de bouquins et de poudre moisie,
Je reprends goût au nectar généreux.
Pas trop pourtant ; peu de sublime encore ;
L’eau me suffit, qu’un vin léger colore.

Vers ce temps-là l’on me voit au jardin,
Un doigt dans Pope, Addison ou Fontane,
Quitter vingt fois et reprendre soudain,