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DE JOSEPH DELORME

Vous avez clos les yeux et désiré mourir.
Oui, vous avez goûté les délices amères ;
El quand il a fallu rompre avec ces chimères,
Votre cœur s’est brisé, mais vous avez vaincu ;
La raison vigilante au rêve a survécu ;
Et maintenant, debout, à votre âme enfin libre
Dans la région calme assurant l’équilibre,
Et sur un axe fixe aux cieux la balançant,
Vous lui tracez sa marche avec un doigt puissant ;
Vous lui dites d’aller où vont les nobles astres,
En cet Océan pur, serein et sans désastres,
Où Kant, Platon, Leibnitz, enchaînant leur essor,
Aux pieds de l’Éternel roulent leurs sphères d’or ;
Et vous ne craignez pas que cette flamme esclave,
Ce volcan mal éteint qui couve sous la lave,
Ne s’éveille en sursaut, et comme un noir torrent
N’inonde l’astre entier de son feu dévorant ?

C’est bien, et je vous crois ; mais prenez garde encore,
Veillez sur vous, veillez, de la nuit à l’aurore,
De l’aurore à la nuit. — Mais si parfois, le soir,
Sous les blancs orangers vous aimez vous asseoir,
Oh ! ne promenez pas votre âme curieuse
De la blonde aux yeux bleus à la brune rieuse ; —
Mais ne prolongez pas le frivole entretien,
Quand, près d’un doux visage et votre œil sous le sien,
Votre haleine mêlée aux parfums de sa bouche,
Votre main effleurant la martre qui vous touche,
Oubliant à loisir le Portique et Platon,
Vous causez d’un bijou, d’un bal ou d’un feston ; —
Mais, rarement au soir, quand la tête oppressée
Se fatigue et fléchit sous sa haute pensée,
Bien rarement, ouvrez, pour respirer l’air pur,
La persienne qui cache un horizon d’azur,