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POÉSIES


Qu’on dise : Il osa trop, mais l’audace était belle ;
Il lassa, sans la vaincre, une langue rebelle,
Et de moins grands, depuis, eurent plus de bonheur.


LES RAYONS JAUNES[1]


Lurida præterea fiunt quaecumque…
Lucrèce, liv. IV.


Les dimanches d’été, le soir, vers les six heures,
Quand le peuple empressé déserte ses demeures
Et va s’ébattre aux champs,
Ma persienne fermée, assis à ma fenêtre,
Je regarde d’en haut passer et disparaître
Joyeux bourgeois, marchands,

Ouvriers en habits de fête, au cœur plein d’aise ;
Un livre est entr’ouvert, près de moi, sur ma chaise :
Je lis ou fais semblant ;
Et les jaunes rayons que le couchant ramène,
Plus jaunes ce soir-là que pendant la semaine,
Teignent mon rideau blanc.

  1. Cette pièce est peut-être, de toutes celles de Joseph Delorme, celle qui a essuyé dans le temps le plus de critiques et d’épigrammes. Diderot a dit quelque part (Lettres à mademoiselle Voland) : « Une seule qualité physique peut conduire l’esprit qui s’en occupe à une infinité de choses diverses. Prenons une couleur, le jaune, par exemple : l’or est jaune, la soie est jaune, le souci est jaune, la bile est jaune, la lumière est jaune, la paille est jaune ; à combien d’autres fils ce fil ne répond-il pas ?… Le fou ne s’aperçoit pas qu’il en change : il tient un brin de paille jaune et luisante à la main, et il crie qu’il a saisi un rayon du soleil. Le rêveur qui laisse flotter sa pensée fait quelquefois comme ce fou dont parle Diderot : ainsi, ce jour-là, Joseph Delorme.