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NOTES ET SONNETS.

Que ta seule nature avait recomposée,
Errant silencieux comme en un Élysée,
Du passé d’Adrien sans trop nous souvenir,
Nous repassions le nôtre, et tout venait s’unir.

À quoi donc pensions-nous ? dans leurs mélancolies
À quoi pensaient, Ami, nos âmes recueillies,
Vous, Celle qu’enchaînait à votre bras aimé
La haute émotion de ce soir enflammé,
Et dont j’entrevoyais par instants la prunelle
Levée au ciel en pleurs et rendant l’étincelle ?
À quoi pensais-je, moi, discret, qui vous suivais
Et qui sur vous et moi, tout ce soir-là, rêvais ?

Nous pensions à la vie, à son heure rapide,
À sa fin ; vous peut-être à je ne sais quel vide
Qui dans le bonheur même avertit du néant ;
Au grand terme immobile où va tout flot changeant,
Et que nous figuraient, comme plages dernières,
Tous ces cirques sans voix et ces dormantes pierres.
Vous pensiez à quel prix, en s’aimant, on l’a pu ;
À l’esquif hasardeux dont le câble a rompu,
Et qui, par la tempête ouvrant encor sa voile,
Emporta les deux cœurs et ne vit qu’une étoile ;
À l’immortalité de cette étoile au moins,
Et, quand la terre est sombre, aux cieux seuls pour témoins.
Rome, que vous deviez quitter, à cette veille
Redoublait en adieux sa profonde merveille.
Devant elle, à pas lents, ne causant qu’à demi,
Vous en preniez congé comme d’un grave ami.
Écloses là pour vous tant de chères idées,
D’art et de sentiment tant d’heures fécondées,
Ce bonheur attristé, mais surtout ennobli,
Qu’ont goûté dans son ombre et sur son sein d’oubli