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PENSÉES D’AOÛT.

Voir cet homme, ce père admirable et funeste,
Qu’il aime et qu’il renie, et que le siècle atteste,
Ce sincère orgueilleux, tendre et dénaturé,
Mêlant croyance et doute, et d’un ton si sacré ;
Tentateur au désert, sur les monts, qui vous crie
Que c’est pourtant un Dieu que le fils de Marie !

Il part donc, il accourt au Paris embrumé ;
Il cherche au plein milieu, dans sa rue enfermé,
Celui qu’il veut ravir ; il a trouvé l’allée,
Il monte ;… à chaque pas, son audace troublée
L’abandonnait. — Faut-il redescendre ? — Il entend,
Près d’une porte ouverte, et d’un cri mécontent,
Une voix qui gourmande et dont l’accent lésine[1] :
C’était là ! Le projet que son âme dessine
Se déconcerte ; il entre, il essaie un propos.
Le vieillard écoutait sans détourner le dos,
Penché sur une table et tout à sa musique.
Le fils balbutiait ; mais, avant qu’il s’explique,
D’un regard soupçonneux, sans nulle question,
Et comme saisissant sur le fait l’espion :
« Jeune homme, ce métier ne sied point à ton âge ;
Épargne un solitaire en son pauvre ménage ;
Retourne d’où tu viens ! ta rougeur te dément ! »
Le jeune homme, muet, dans l’étourdissement,
S’enfuit, comme perdu sous ces mots de mystère,
Et se sentant deux fois répudié d’un père,
Et c’était là celui qu’il voudrait à genoux
Racheter devant Dieu, confesser devant tous !
C’était celle… Ô douleur ! impossible espérance !
Dureté d’un regard ! et quelle différence !
Avec monsieur Antoine, aussi persécuté,
Mais tendre, hospitalier en sa rigidité,

  1. Sans doute la voix de Thérèse.