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PENSÉES D’AOÛT.

Jean-Jacque et Bernardin composaient son délire
Et tardif, ignorant ce monde aux rangs pressés,
Ik s’égarait sans fin aux lieux déjà laissés.
Vainement les parents voulaient l’état solide :
Pour lui, c’était assez si, l’Émile pour guide,
Le havre-sac au dos, léger, pour de longs mois
Il partait vers les monts et les lacs et les bois,
Pèlerin défilant ses grains de fantaisie, —
Fantassin valeureux de libre poésie[1].
Aux rochers, aux vallons, combien il en semait !
Aux buissons, à midi, sous lesquels il dormait !
Combien alors surtout en surent les nuages !
Infidèles témoins, si l’on n’a d’autres gages ;
Car, prenant le plus beau du projet exhalé,
Ils ne reviennent plus, et tout s’en est allé.
La fable des enfants parle encore aux poëtes :
Rêveurs, rêveurs, semez aux chemins que vous faites
Autre chose en passant que ces miettes de pain :
Les oiseaux après vous mangeraient le chemin !

Du moins, si visitant, comme il fit, ces contrées,
Grandes, et du génie une fois éclairées,
Meillerie et Clarens, noms solennels et doux,
Bosquets qu’un enchanteur fit marcher devant nous,
— S’il gravit tour à tour à la cime éternelle,
Redescendit au lac, demanda la brunelle[2]
À l’île de Saint-Pierre, et, d’un cœur palpitant,

  1. Fantaisie, fantassin ; ces rencontres de sons, ces conformités amenées à dessein ou en jouant n’ont rien en elles-mêmes qui doivent déplaire. C’est ce que les Anciens appelaient παρήχησις ; les exemples en sont fréquents chez eux ; voyez chez Homère, si vous êtes curieux, un exemple tout pareil (Odyssée, IX, 154,15$) ; consonances, assonances, allitérations de toutes sortes. — M. Nettement, qui se moque de nous à ce sujet, appelle cela des oblitérations ; et voilà nos Aristarques !
  2. Petite fleur fort affectionnée de Rousseau, durant le séjour qu’il fit en cette île. Voir ses Rêveries, cinquième Promenade.