Page:Sainte-Beuve - Poésies 1863.djvu/446

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
124
JUGEMENTS ET TÉMOIGNAGES.

après tomber sous une balle royaliste dans le combat des derniers jours de Juillet, et avec qui je m’étais lié depuis peu, ne me parlait pas différemment, et de plus il fixait par écrit pour lui-même ses observations critiques dans des pages qui ne m’ont été communiquées qu’après sa mort. Les voici : c’est une appréciation critique complète de mes deux premiers Recueils, et bien que les pages soient restées inachevées, elles ne laissent rien à désirer pour le sens : combien j’en ai admiré la pénétration et reconnu au dedans de moi la portée exacte et précise ! Farcy avait touché tous les points secrets :


« Dans le premier ouvrage (dans Joseph Delorme), disait-il, c’était une âme flétrie par des études trop positives et par les habitudes des sens qui emportent un jeune homme timide, pauvre, et en même temps délicat et instruit ; car ces hommes ne pouvant se plaire à une liaison continuée où on ne leur rapporte en échange qu’un esprit vulgaire et une âme façonnée à l’image de cet esprit, ennuyés et ennuyeux auprès de telles femmes, et d’ailleurs ne pouvant plaire plus haut ni par leur audace ni par des talents encore cachés, cherchent le plaisir d’une heure qui amène le dégoût de soi-même. Ils ressemblent à ces femmes bien élevées et sans richesses, qui ne peuvent souffrir un époux vulgaire, et à qui une union mieux assortie est interdite par la fortune.

« Il y a une audace et un abandon dans la confidence des mouvements d’un pareil cœur, bien rares en notre pays et qui annoncent le poëte.

« Aujourd’hui dans les Consolations il sort de sa débauche et de son ennui ; son talent mieux connu, une vie littéraire qui ressemble à un combat, lui ont donné de l’importance et l’ont sauvé de l’affaissement. Son âme honnête et pure a ressenti cette renaissance avec tendresse, avec reconnaissance. Il s’est tourné vers Dieu d’où vient la paix et la joie.

« Il n’est pas sorti de son abattement par une violente secousse : c’est un esprit trop analytique, trop réfléchi, trop habitué à user ses impressions en les commentant, à se dédaigner lui-même en s’examinant beaucoup ; il n’a rien en lui pour être épris éperdument et pousser sa passion avec emportement et audace ; plus tard peut-être… Aujourd’hui il cherche, il attend et se défie.