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JUGEMENTS ET TÉMOIGNAGES.

« Ainsi je ne changerais rien à ma conduite, et je serais récompensé pour faire précisément ce que je fais.

« Une chose cependant diminuerait le plaisir que j’ai à rêver avec les douces larmes que fait couler une bonne action : cette idée d’en être payé par une récompense, un paradis.

« Voilà, monsieur, ce que je vous dirais en vers, si je savais en faire aussi bien que vous. Je suis choqué que vous autres qui croyez en Dieu, vous imaginiez que, pour être au désespoir trois ans de ce qu’une maîtresse vous a quittés, il faille croire en Dieu. De même un Montmorency s’imagine que, pour être brave sur le champ de bataille, il faut s’appeler Montmorency.

« Je vous crois appelé, monsieur, aux plus grandes destinées littéraires, mais je trouve encore un peu d’affectation dans vos vers. Je voudrais qu’ils ressemblassent davantage à ceux de La Fontaine. Vous parlez trop de gloire. On aime à travailler, mais Nelson (lisez sa Vie par l’infâme Southey), Nelson ne se fait tuer que pour devenir pair d’Angleterre. Qui diable sait si la gloire viendra ! Voyez Diderot promettre l’immortalité à M. Falconet sculpteur.

« La Fontaine disait à la Champmeslé : « Nous aurons la gloire, moi pour écrire et vous pour réciter. » Il a deviné. Mais pourquoi parler de ces choses-là ? La passion a sa pudeur, pourquoi révéler ces choses intimes ? pourquoi des noms ? Cela a l’air d’une prônerie, d’un puff.

« Voilà, monsieur, ma pensée et toute ma pensée. Je crois qu’on parlera de vous en 1890. Mais vous ferez mieux que les Consolations, quelque chose de plus fort et de plus pur. »


Ce même Beyle, quelques mois après et au lendemain de la révolution de Juillet, nommé consul à Trieste, et se croyant prêt à partir (il n’obtint pas l’Exequatur), m’écrivait cet autre billet tout aimable, qui me prouvait une fois de plus qu’il augurait bien de moi et qu’il ne tenait pas à lui que je ne devinsse quelque chose :


« 71, rue Richelieu, ce 29 septembre 1830.

« Monsieur, on m’assure à l’instant que je viens d’être nommé consul à Trieste. On dit la nature belle en ce pays. Les îles de l’Adriatique sont pittoresques. Je fais le premier acte de consulat en vous engageant à passer six mois ou un an dans la maison du con-