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JUGEMENTS ET TÉMOIGNAGES.

un peu affectée dans ses expressions. Quand vous vous servez du mot de Seigneur, vous me faites penser à ces cardinaux anciens qui remerciaient Jupiter et tous les dieux de l’Olympe de l’élection d’un nouveau pape. Si je vous pardonne ce lambeau de culte jeté sur votre foi de déiste, c’est qu’il me semble que c’est à quelque beauté, tendrement superstitieuse, que vous l’avez emprunté par condescendance amoureuse. Ne regardez pas cette observation comme un effet de critique impie. Je suis croyant, vous le savez et de très-bonne foi ; mais aussi je tâche d’être vrai en tout, et je voudrais que tout le monde le fût, même dans les moindres détails. C’est le seul moyen de persuader son auditoire.

« Qu’allez-vous conclure de ma lettre ? Je ne sais trop. Aussi, je sens le besoin de me résumer.

« À mes yeux vous avez grandi pour le talent et grandi beaucoup. Le sujet de vos divers morceaux plaira peut-être moins à ceux qui vous ont le plus applaudi d’abord ; il n’en sera pas ainsi pour ceux d’entre eux qui sont sensibles à tous les épanchements d’une âme aussi pleine, aussi délicate que la vôtre. L’éloge qui restera commun aux deux volumes, c’est de nous offrir un genre de poésie absolument nouveau en France, la haute poésie des choses communes de la vie. Personne ne vous avait devancé dans cette route ; il fallait ce que je n’ai encore trouvé qu’en vous seul pour y réussir. Vous n’êtes arrivé qu’à moitié du chemin, mais je doute que personne vous y devance jamais ; je dirai plus : je doute qu’on vous y suive. Une gloire unique vous attend donc ; peut-être l’avez vous déjà complètement méritée ; mais il faut beaucoup de temps aux contemporains pour apprécier les talents simples et vrais ; ne vous irritez donc point de nos hésitations à vous décerner la couronne. Mettez votre confiance en Dieu ; c’est ce que j’ai fait, moi, poëte de cabaret et de mauvais lieux, et un tout petit rayon de soleil est tombé sur mon fumier. Vous obtiendrez mieux que cela et je m’en réjouis. À vous de tout mon cœur.

« Béranger. »


Ce n’est pas sans un sentiment de plaisir mélangé de tristesse et d’étonnement, après tant d’années durant lesquelles ont eu le temps de se refroidir ou de s’altérer les vives et faciles attractions de la jeunesse, que je retrouve, au sujet du même Recueil, des lettres toutes tendres de M. Vitet, tout aimables de M. Du-