Page:Sainte-Beuve - Poésies 1863.djvu/440

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
118
JUGEMENTS ET TÉMOIGNAGES.

nuance, Il y mêle son jugement sur les Consolations, lequel est si favorable qu’il y aurait pudeur à le produire, si lui-même, bien des années après, n’avait dit les mêmes choses, et en des termes presque semblables, dans un de ses Entretiens familiers sur la littérature.


« Au château de Saint-Point, 27 juin 1850.

« Recevez mes bien vifs remerciments, mon cher Sainte-Beuve, pour toute la peine que vous a donnée le laborieux enfantement de mes deux volumes au jour. J’ai lu avec reconnaissance les deux articles du Globe. On m’a dit que le Constitutionnel même avait parlé assez favorablement. Le grand nombre de lettres particulières d’inconnus que je reçois tous les jours me font assez bien augurer pour l’avenir de cette publication.

« Je suis enfin au lieu du repos ; les élections l’ont un moment troublé ; mais elles sont partout comme ici, si prononcées dans un sens hostile qu’il n’y rien à faire qu’à s’envelopper de son manteau et à attendre les événements. Lorsque, comme nous, on déplore les sottises des deux partis, on passe sa vie à gémir. Tout marche à un renversement de l’État, provisoirement tranquille, où nous étions depuis quelques années ; hâtez-vous de faire entendre votre voix poétique pendant qu’il y a encore au moins le silence de la terreur ; bientôt peut-être on n’entendra plus que le cri des combattants. Les symptômes sont alarmants ; vos paisibles amis de Paris qui font de la politique avec leur encre et leur papier dans la liberté des théories, verront à quels éléments réels ils vont avoir affaire. La plume cédera au sabre. Soyez-en sûr…[1].

« Hier j’ai relu les Consolations pour me consoler de ce que j’entrevois ; elles sont ravissantes. Je le dis et je le répète ; c’est ce que je préfère dans la poësie française intime. Que de vérité, d’âme, d’onction et de poésie ! J’en ai pleuré, moi qui oncques ne pleure.

  1. On trouvera peut-être que M. de Lamartine se méprenait ici dans ses présages trop sombres. Mais le poëte voit de loin ; et en 1830, si M. de Lamartine s’est trompé dans ses prévisions immédiates, ce n’était qu’affaire de temps et de distance ; il anticipait 1848 et 1851 ; il voyait deux ou trois horizons à la fois. Ce qu’il ne prévoyait pas, c’est qu’il serait l’Orphée qui plus tard dirigerait et réglerait par moments de son archet d’or cette invasion de barbares.