Page:Sainte-Beuve - Poésies 1863.djvu/430

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
108
JUGEMENTS ET TÉMOIGNAGES.

baissé par le malheur et par La vie des amphithéâtres et des hôpitaux à un sensualisme ironique, et amoureux de la laideur par amertume contre l’humanité. Ici les mystérieuses délicatesses d’un amour religieux et pur, là les ivresses insensées d’un plaisir sans choix, se disputaient cette âme de poëte ; et par-dessus tout cela le doute, ou plutôt le désespoir d’une incrédulité savante et réfléchie, avec toutes les angoisses de la mauvaise fortune. Dans les salons dorés, au milieu des élégances aisées d’une vie sans privation et sans contrainte, ce livre fut accueilli comme œuvre de mauvais ton : il fut reçu avec enthousiasme dans les rangs de cette classe moyenne que notre système politique provoque à toutes les ambitions, et qui rencontre partout pour s’élever des obstacles toujours cruels, souvent infranchissables, contre lesquels s’use la vie et le génie même. Une analyse profonde, une recherche un peu systématique, mais cependant toujours vraie, des plus humbles détails, un style grave et tendu, chargé de couleurs toujours étincelantes, quoique quelquefois se heurtant ou s’éteignant dans le vague, une harmonie douloureuse, si je peux m’exprimer ainsi, ébranlèrent toutes les imaginations rêveuses et maladives. Les esprits froids se vengèrent par la raillerie d’une exaltation qui les humilie toujours. Quelques affectations de manière et de versification leur donnèrent beau jeu, et il fut convenu, parmi les élégants et les académiciens, que rien de ce petit livre n’était ni de bon sens ni de bon style. Cependant bientôt le vent a changé, la faveur est revenue au poëte pour ses rêves et ses folies de douleur aux lieux d’où naguère il était banni comme immoral. Le voici aujourd’hui suivant, libre et sincère, le progrès de son esprit, dépouillant sa maladive incrédulité, et s’élançant presque consolé dans le sein d’un mysticisme à moitié philosophique et à moitié chrétien. Ce n’est pas encore la foi ni la piété, mais c’est déjà le désir et l’aspiration à Dieu : c’est l’heure de passage de la vie telle que nous la vivons, faibles et corrompus, à la vie telle que nous devrions la vivre, purs et saints, sous la garde d’une religion qui malheureusement ne répond plus ni aux besoins de notre cœur, ni aux convictions de notre intelligence. Nous n’avons certes aujourd’hui ni l’envie ni la prétention de juger. Ce livre des Consolations enferme d’assez hautes et profondes idées, une poésie assez originale, pour qu’il faille le méditer : il fera bien lui-même son sort sans l’appui des amitiés. Plus tard nous le reprendrons avec charme et profit. En ces temps de passion et de colère, à la veille peut-être de misérables mais cependant cruelles agitations, il y a plaisir à se reposer sur de grandes pensées d’art et de religion, exprimées avec énergie, grâce et douceur.

« Nous choisissons comme extrait les deux pièces suivantes, qui





Fes