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LES CONSOLATIONS.

Tous meurent ; qu’il le faut ; et que la part meilleure,
Sur cette terre ingrate où l’humanité pleure,
Est encor d’admirer le beau, de le sentir,
De l’exprimer sans bruit, et, le soir, de sortir.
Ami, qu’en ce moment mon propos décourage,
Ami, relève-toi ; c’est la loi de notre âge,
Et de plus grands que nous ont dû s’y conformer :
Car, dis-moi, pourrais-tu seulement les nommer
Les auteurs inconnus de tant de cathédrales ?
Dans les inscriptions des pierres sépulcrales
Dont le chœur est pavé, cherche, quelle est la leur ?
Ils sont venus, ont fait leur tâche avec labeur,
Et puis s’en sont allés ; leur mémoire abolie
Dit assez combien vite aujourd’hui l’homme oublie ;
Et nous, de leur vieille œuvre adorateurs épars,
Nous pèlerins fervents des bons et des vrais arts,
Qui, le soir, aux abords des cités renommées,
Aimons tant voir monter du milieu des fumées
Les flèches dans la nue, et qui nous prosternons
Sous la lune aux parvis, nous ne savons leurs noms !
Destin mystérieux, destin grave et sévère,
Sans soleil, triste, nu, beau comme le Calvaire,
Tout conforme aux vertus de l’artiste chrétien !
Ami, ne pleure point, quand ce serait le tien.
Oui, dût, notre œuvre aussi, moins haute, mais austère,
S’enfanter sans renom, croître dans le mystère.
Et, nous morts, n’obtenir çà et là qu’un regard,
Comme cette maison que tu vis par hasard,
Ami, ne cessons pas, et marchons jusqu’au terme ;
Tirons tout l’or caché que notre cœur enferme ;
Dans notre arrière-cour ici-bas confinés,
Usons du peu d’instants qui nous furent donnés ;
Le soir viendra trop tôt, menant la nuit funeste ;
Faisons, tant que pour voir assez de jour nous reste,