Page:Sainte-Beuve - Poésies 1863.djvu/389

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
67
LES CONSOLATIONS.

Semblable au pèlerin, qui, pieds nus et brisé,
S’approche d’une châsse, ou baise un marbre usé,
Et sent des pleurs pieux inonder sa paupière ;
Vite, pinceaux en main, assis sur une pierre,
Te voilà, sans relâche, à l’œuvre tout le jour.
Moi, pendant ce temps-là, te laissant dans la cour,
Par la ville j’errais, libre et d’humeur oisive,
Aux maisons en chemin regardant quelque ogive ;
Puis, fatigué d’aller, je revenais te voir,
Et te voyant pousser ton travail jusqu’au soir,
Retracer en tous points la muraille jaunie,
Des tons et des rapports traduire l’harmonie,
Rendre au vif chaque endroit, surtout ces quatre enfants,
Deux à deux, face à face, ailés et triomphants,
Un écusson en main, et plus bas ces mêlées
De cavaliers sortant des pierres ciselées ;
T’entendant proclamer l’égal de Jean Goujon
Ce sculpteur oublié qui décorait Dijon ;
Comme aussi je voyais cette cour peu hantée,
Cette arrière-maison pauvrement habitée,
Une vieille à travers la vitre sans rideau,
Une autre au puits venue et puisant un seau d’eau,
Je ne pus m’empêcher de penser qu’au génie
La gloire est de nos jours malaisément unie ;
Qu’à moins d’un grand effort, suivi d’un grand bonheur,
L’artiste n’a plus droit d’attendre un long honneur ;
Que, si dans l’origine, et quand peintres, poëtes,
Statuaires, régnaient sur les foules muettes,
Le monde enfant, heureux de se laisser guider,
Mit leurs noms en son cœur et les y sut garder,
Ces noms seuls ont tout pris ; que la mémoire humaine
N’en peut contenir plus, tant elle est déjà pleine !
Que pour un, qui survit à son siècle glacé
Et va grossir d’un grain le trésor du passé,