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LES CONSOLATIONS.


Ainsi son jeune amour était pour Dante enfant
Un monde au fond de l’âme, un soleil échauffant,
Un poème éternel ; et ses songes sublimes,
Entr’ouvrant devant lui le cœur et ses abîmes,
Lui montraient l’homme errant par des lieux inconnus,
Et toutes les douleurs sur la route, pieds nus,
Passant et repassant, — éparses, — rassemblées, —
Tantôt le front couvert, tantôt échevelées ;
Puis, la mort, puis le ciel, séjour des vrais vivants.
Que n’ai-je eu, comme lui, mes amours à neuf ans ?
Mais quoi ! n’en eus-je pas ? n’eus-je pas ma Camille,
Douce blonde au front pur, paisible jeune fille.
Qu’au jardin je suivais, la dévorant des yeux ?
N’eus-je pas Natalie, au parler sérieux
Qui remplaça Camille, et plus d’une autre encore,
Fleurs qu’un matin d’avril en moi faisait éclore ;
Blancs nuages dont l’aube entoure son réveil ;
Figures que l’enfant trace à terre, au soleil ?
Qui sait ? ma Béatrix n’était pas loin, peut-être ;
Et mon cœur aura fui trop tôt pour la connaître.
Hélas ! c’est que j’étais déjà ce que je suis ;
Être faible, inconstant, qui veux et qui ne puis ;
Comprenant par accès la Beauté sans modèle,
Mais tiède, et la servant d’une âme peu fidèle ;
C’est que je suis d’argile et de larmes pétri ;
C’est que le pain des forts ne m’a jamais nourri,
Et que, dès le matin, pèlerin sans courage,
J’accuse tour à tour le soleil et l’orage ;
C’est qu’un rien me distrait ; c’est que je suis mal né,
Qu’aux limbes d’ici-bas justement condamné,
Je m’épuise à gravir la colline bénie
Où siège Dante, où vont ses pareils en génie,
— Où tu vas, Toi qu’ici j’ai pudeur de nommer,
Tant mon cœur sous le tien est venu s’enfermer ;