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LES CONSOLATIONS.

Que, s’efforçant de fuir la misère obstinée,
Il quitta sa paroisse et son comté natal,
Et vint dans le Surrey chercher trêve à son mal ;
Et là le sort meilleur, prenant en main sa chaîne,
Lui permit quelque aisance après si dure gêne.
Dans la maison Gibbon logé, soir et matin
Il disait la prière, enseignait le latin
Au fils ; puis, le dimanche et les grands jours qu’on chôme,
Il prêchait à l’église et chantait haut le psaume.
Une fois, par malheur (car il manque au portrait
De dire que notre homme était un peu distrait,
Distrait comme Abraham Adams ou Primerose),
Un jour donc, à l’église, il n’omit autre chose
Que de prier tout haut pour Georges II, le Roi !
Les temps étaient douteux ; chacun tremblait pour soi ;
Kirkby fut chassé vite, et plaint, selon l’usage.
Ce qu’il devint, lui veuf, quatre enfants en bas âge,
Et suspect, je l’ignore, et Gibbon n’en dit rien.
Il quitta le pays ; mais ce que je sais bien,
C’est que, dût son destin rester dur et sévère,
Toujours il demeura bon chrétien, tendre père,
Soumis à son devoir, esclave de l’honneur,
Et qu’il mourut béni, bénissant le Seigneur.

Et maintenant pourquoi réveiller la mémoire
De cet homme, et tirer de l’oubli cette histoire ?
Pourquoi ? dans quel dessein ? surtout en ce moment
Où la France, poussant un long gémissement,
Et retombée en proie aux factions parjures[1],
Assemble ses enfants autour de ses blessures ?
Que nous fait aujourd’hui ce défunt d’autrefois ?
Les pleurs bons à verser sous l’ombrage des bois,

  1. C’était le moment du ministère Polignac.