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LES CONSOLATIONS.


Mais c’est peu du passé ; tous ces restes poudreux,
Ces débris, où vont-ils ? où vais-je derrière eux ?
Tandis qu’en proie aux vers, et, parcelle à parcelle,
Ils retournent grossir la masse universelle :
Que, voltigeant d’abord au hasard et sans choix,
Puis retombant bientôt sous de secrètes loix,
Ils doivent, retrempés dans le courant des choses,
Changer, vivre peut-être, ou fleurir dans les roses,
Ou briller dans l’abeille, atomes éclatants,
Selon que le voudront la Nature et le Temps ;
Moi qui suis là debout, qui les vois et qui pense,
Qui sens aussi qu’en moi la ruine commence,
Moi vieillard avant l’âge, aux cheveux déjà gris,
Et qui serai poussière avant tous ces débris,
Quand je porte le sort de mon âme immortelle,
Mourant, lui laisserai-je une chance moins belle ?
La laisserai-je en risque, après l’exil humain,
D’errer comme un atome au bord d’un grand chemin,
Sans se mêler joyeuse au Dieu que tout adore,
Sans remonter jamais et sans jamais éclore ?

Ainsi rien ne distrait un cœur religieux ;
Les plus humbles sentiers le ramènent aux Cieux ;
Sa vie est un parfum de lecture choisie,
De contemplation, d’austère poésie ;
Il sait que la nuit vient, que les instants sont courts,
Et médite longtemps ce qui dure toujours.
Ô de l’homme pieux éclatante nature !
Noble sublimité dans une vie obscure !
Rembrandt, tu l’as comprise ; et ton pinceau divin,
Tantôt puisant la flamme au front du Séraphin,
Tantôt rembrunissant sa couleur plus sévère,
Nous peint l’homme ici-bas qu’un jour lointain éclaire,
Le peint vieux, à l’étroit et manquant d’horizon,