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VIE DE JOSEPH DELORME


Prise, brise, il est temps, la quenouille d’Alcide ;
Achille, loin de toi cette robe aux longs plis !
Renaud, ne livre plus aux guirlandes d’Armide
Tes bras trop longtemps amollis.

Tu rêves, je le sais, le laurier des poètes ;
Mais Pétrarque et le Dante ont-ils toujours rêvé
En ces temps où luisait, dans leurs nuits inquiètes,
Des partis le glaive levé ?

Et moi, rêvais-je alors qu’Albion en colère,
Pareille à l’Océan qui s’irrite et bondit,
Loin d’elle rejetait la race impopulaire
Du tyran qu’elle avait maudit ?

Il fallut oublier les mystiques tendresses,
Et les sonnets d’amour, dits à l’écho des bois ;
Il fallut, m’arrachant a mes douces tristesses,
Corps à corps combattre les rois.

Éden, suave Éden, berceau des frais mystères,
Pouvais-je errer en paix dans tes bosquets pieux,
Quand Albion pleurait, quand le cri de mes frères
Avec leur sang montait aux cieux ?

Je croyais voir alors l’Ange à la torche sainte :
Terrible, il me chassait du divin paradis,
Et, debout à la porte, il en gardait l’enceinte,
Ainsi qu’il la garda jadis.

Sur moi, quand je fuyais, il secoua sa flamme ;
Sion, quel chaste amour en moi fut allumé !
Dans tes embrassements je répandis mon âme,
De Sion enfant bien-aimé.

Sur Sion qui gémit la voix du Seigneur gronde ;
Il vient la consoler par ces terribles sons ;
Silence aux flots des mers, aux entrailles du monde !
Silence aux profanes chansons !

Non, la lyre n’est pas un jouet dans l’orage ;
Le poète n’est pas un enfant innocent,
Qui bégaye un refrain et sourit au carnage
Dans les bras de sa mère en sang.

Avant qu’a ses regards la patrie immolée
Dans la poussière tombe, elle l’a pour soutien :
Par le glaive il la sert, quand sa lyre est voilée ;
Car le poète est citoyen.