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DE JOSEPH DELORME.

Le long des grands murs blancs, comme esquivant un piège,
Le nez dans mon manteau, je marchais sous la neige,
Mon bonheur ici-bas m’avait fait immortel ;
Mon cœur était léger, car j’y portais le ciel ;
Mon pied impatient, touchant la terre à peine,
Bondissait ; et toujours je sentais son haleine
Et ses moites baisers ; et fatigue, et péril,
Et froid, j’oubliais tout : tel l’amant en avril
S’ouvre dans les lilas sa route parfumée,
Ou tel un jeune dieu suit la mortelle aimée.


IV

SONNET


Il est au monde un lieu, quel lieu ! quelles délices !
Un bois, et dans ce bois un arbre, sous lequel
J’ai tant reçu de toi de bonheur immortel,
Où j’ai tant de tes yeux essuyé les calices ;

Où tant de fois, criant comme dans des supplices.
Nous avons dit au Temps qui fuit d’être éternel ;
Où tu m’as tant aimé, tant appelé cruel,
Tant brûlé du poison de tes folles malices ;

Que si jamais un jour, une heure, un seul instant,
Femme, redevenue ingrate et résistant,
Devant moi, sous ce Ciel qui tous deux nous regarde,

Tu pouvais, en passant, le front haut, sans me voir,
Au bal ou dans l’église insolemment t’asseoir ; —
Que si tu m’oubliais jamais, — je te poignarde !