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PENSÉES

Nodier, quelques-unes de Jules Lefèvre, de madame Tastu, de notre grand et cher Béranger ; celles d’Ulric Guttinguer, où tant d’âme et de grâce respire ; la jeune Emma, la Fête, d’Émile Deschamps, voilà jusqu’à ce jour presque toutes nos richesses. Et moi aussi, je me suis essayé dans ce genre de poëme, et j’ai tâché, après mes devanciers, d’être original à ma manière, humblement et bourgeoisement, observant la nature et l’âme de près, mais sans microscope, nommant les choses de la vie privée par leur nom, mais préférant la chaumière au boudoir, et, dans tous les cas, cherchant à relever le prosaïsme de ces détails domestiques par la peinture des sentiments humains et des objets naturels.


XX

Le sentiment de l’art implique un sentiment vif et intime des choses. Tandis que la majorité des hommes s’en tient aux surfaces et aux apparences, tandis que les philosophes proprement dits reconnaissent et constatent un je ne sais quoi au delà des phénomènes, sans pouvoir déterminer la nature de ce je ne sais quoi, l’artiste, comme s’il était doué d’un sens à part, s’occupe paisiblement à sentir sous ce monde apparent l’autre monde tout intérieur qu’ignorent la plupart, et dont les philosophes se bornent à constater l’existence ; il assiste au jeu invisible des forces, et sympathise avec elles comme avec des âmes ; il a reçu en naissant la clef des symboles et l’intelligence des figures : ce qui semble à d’autres incohérent et contradictoire n’est pour lui qu’un contraste harmonique, un accord à distance, sur la lyre universelle. Lui-même il entre bientôt dans ce grand concert, et, comme ces vases d’airain des théâtres antiques, il marie l’écho de sa voix à la musique du monde. Cela est vrai surtout du poëte lyrique, tendre et rêveur, et c’est ce