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DE JOSEPH DELORME.

beaux vers sur quarante, personne ne le niera, personne ne l’a jamais nié, et je ne vois pas ce qu’on gagnera à le proclamer bien haut. Mais que la manière de Delille ne soit pas radicalement fausse, que son badigeonnage descriptif se puisse comparer à la profusion pittoresque de nos jeunes modernes, que le lustre d’une miniature fardée ressemble à l’ardeur éblouissante du pinceau de Rubens ou de Titien, voilà ce qui est chose insoutenable selon moi, et ce qui marque un oubli complet du procédé des deux écoles.


XV

Le procédé de couleur dans le style d’André Chénier et de ses successeurs roule presque en entier sur deux points. 1° Au lieu du mot vaguement abstrait, métaphysique et sentimental, employer le mot propre et pittoresque ; ainsi, par exemple, au lieu de ciel en courroux mettre ciel noir et brumeux ; au lieu de lac mélancolique mettre lac bleu ; préférer aux doigts délicats les doigts blancs et longs[1]. Il n’y a que l’abbé Delille qui ait pu dire, en croyant peindre quelque chose :

. . . . . . . . Tombez, altières colonnades,
Croulez, fiers chapiteaux, orgueilleuses arcades !


Racine ne peint guère davantage quand il fait d’un monstre marin un indomptable taureau, un dragon impétueux, Parny parle du tendre feu qui brille dans les yeux d’Éléonore. 2° Tout en usant habituellement du mot propre et pittoresque, tout en

  1. Tout ceci est trop tranché et devient inexact. Lamartine a dit admirablement :

    Assis aux bords déserts des lacs mélancoliques.

    Il n’y a pas de lac bleu qui équivaille à cela. C’est ce qu’on a eu occasion d’exprimer en maint endroit des Critiques et Portraits, notamment tome II (édition de 1836), à propos de madame Desbordes-Valmore.