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PENSÉES

Je parlerai, Madame, avec la liberté
D’un soldat qui sait mal farder la vérité.


Un disciple d’André Chénier aurait dit sans scrupule :

Je parlerai, Madame, avec la liberté
D’un soldat ; je sais mal farder la vérité.


Or, Racine ne se fût jamais avisé de pareille licence. Qu’aurait dit Boileau ? Donc les innovations actuelles, bonnes eu mauvaises, ne sont pas chimériques et ne se retrouvent nullement dans Racine.


XI

À propos de toutes les questions d’art poétique dans lesquelles j’ai la manie fort innocente de me délecter, il ne me vient jamais à l’esprit de citer l’abbé Delille, quoiqu’il ait essayé aussi d’innover ; mais il l’a fait si mesquinement, avec une intention si formelle de gentillesse et un dilettantisme si raffiné d’harmonie imitative, qu’il est allé précisément contre le but de l’art, et a retardé la réforme au lieu d’y aider. Delille était atteint de faux goût ; et le faux goût, une fois infiltré dans un talent, le corrompt à tout jamais et jusqu’en ses meilleures parties. Les vrais talents ont leurs défauts sans doute, et souvent graves : la vigueur de l’un touche à la rudesse ; la concision de l’autre, à l’obscurité. Celui-ci, d’une grâce si haute et si céleste, aura parfois une étrangeté d’élégance voisine de l’affectation ; celui-là, si vif et si charmant, ne se gardera pas toujours d’une verve trop sémillante. Mais ces défauts tiennent à des qualités, et n’en sont même que l’exagération ; ce sont, pour ainsi dire, des indispositions légères de gens sains et robustes ; ils n’y perdront pas un seul jour de vie, et, avec le temps, leur constitution finira par en triompher. Oh ! combien