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DE JOSEPH DELORME.

dans tout ce morceau, au milieu de la sublimité la plus tendre et ses plus divins épanchements, règne cette forme exquise aux douceurs souveraines, cette grâce choisie qu’André Chénier connut si bien, mais dont certes il n’a donné nulle part un plus merveilleux exemple.

D’ailleurs, quand Lamartine, exprimant ce qu’il y a de plus rêveur et de plus inexplicable en l’âme humaine, se serait souvent passé avec bonheur d’une forme précise et sévère, en pourrait-on sérieusement conclure qu’il est, à plus forte raison, inutile de s’y asservir dans l’expression de sentiments moins fugitifs, dans la peinture d’un monde moins métaphysique et d’une vie plus réelle ? Parce qu’un beau nuage d’or flotte admirablement sur un horizon bleu, parce qu’une belle eau courante se joue et déborde au penchant du vallon, faut-il interdire au château gothique ses fenêtres en ogive et ses tours à créneaux ? à l’église romane ses pleins cintres massifs et ses huit angles de pierre en écailles sculptées ? au baron son armure d’acier à charnières, et la dentelle de sa cotte-de-mailles ? conclusion étrange, en vérité ! Disons tout le contraire : c’est précisément à mesure que la poésie se rapproche davantage de la vie réelle et des choses d’ici-bas, qu’elle doit se surveiller avec plus de rigueur, se souvenir plus fermement de ses religieux préceptes, et, tout en abordant le vrai sans scrupule ni fausse honte, se poser à elle-même, aux limites de l’art, une sauvegarde incorruptible contre le prosaïque et le trivial.


VIII

Lamartine, assure-t-on, aime peu et n’estime guère André Chénier. Cela se conçoit. André Chénier, s’il vivait, devrait comprendre bien mieux Lamartine qu’il n’est compris de lui. La poésie d’André Chénier n’a point de religion ni de mysticisme ;