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PENSÉES

relle. Cela devait être. Lancée avant dans les choses de ce monde, mêlée à toutes les agitations politiques du temps, d’un infatigable mouvement d’esprit et d’une curiosité immense, improvisant et proclamant chaque jour des idées vraies ou fausses, mais neuves avant tout, prompte à deviner, à admirer et à transmettre ses admirations, madame de Staël semble avoir décidé de la vocation de beaucoup d’esprits distingués ; ou plutôt, les mêmes circonstances qui ont produit madame de Staël, agissant sur d’autres esprits de la même nature, les ont poussés dans les mêmes voies. Sans doute, depuis elle, des études philosophiques, historiques et littéraires, plus précises et plus profondes, sont venues donner aux esprits de cette école une maturité et un aplomb qui n’étaient ni du sexe ni de la position de l’illustre prêcheuse. Mais ce qui leur est resté commun avec elle, c’est la curiosité dans toutes les directions de la pensée humaine, une vaste et rapide intelligence des époques et des hommes, une mobilité et une capacité d’admiration excessives, un besoin d’expansion qui leur fait débiter toujours et partout leurs doctrines. Au milieu d’un pareil tourbillon d’idées et de paroles, on sent que la forme, le style (à prendre ce mot dans son sens le plus étendu), a dû être négligé souvent et brusqué quelquefois, sinon avec intention, du moins par nécessité, Ç’a été là le côté infirme du talent de madame de Staël et de ses disciples. En sentant fortement et même en régénérant l’art par de vivifiantes croyances, ils n’ont pas exécuté d’œuvre ; l’Exegi monumentum n’a pas été leur devise ; ils ont improvisé en causant ; ils ont esquissé au trait et moulé en argile ; ils n’ont pas achevé de tableau, ni sculpté en marbre. D’un autre côté, les successeurs d’André Chénier, isolés à l’origine par des circonstances particulières de naissance, de condition sociale et, si l’on veut, de préjugés, nourris et vivant au sein d’idées, étroites peut-être, mais hautes et fortes, se sont retirés de bonne heure des discussions et des tracasseries politiques, où une première fougue chevaleresque les avait lancés ; ils se sont