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POÉSIES

Tarit la jouissance,… avant qu’elle renaisse,…
Même aux bras l’un de l’autre, oh ! que l’amour est loin !
Car de quoi se parler, bien qu’on soit sans témoin ?
Et quels pleurs essuyer, et quels serments se faire
De vivre et de mourir pour l’être qu’on préfère ?
Quel souci de se voir en dépit des jaloux,
De régler longuement le prochain rendez-vous ?
Si ce sera demain, dans le parc, à la brune,
Ou sous la jalousie, au coucher de la lune ?
Et comment éviter les endroits hasardeux ?
Délicieux tourments ! nous en ririons tous deux.
Pourtant il faut causer, se dire quelque chose :
Je te demande alors, te voyant triste, ô Rose,
Ton pays, ta famille, et tes secrets ennuis,
Et l’emploi de tes jours ; je connais trop les nuits !
Comme ta jeune sœur que la pudeur décore,
Dis-moi, sage à quinze ans, voudrais-tu l’être encore ?
Rêves-tu quelquefois à l’avenir… longtemps ?
On n’aura pas toujours ces blonds cheveux flottants,
Ni sous les grains de nacre une épaule nacrée ;
On n’aura pas toujours, courtisane adorée,
Billets et bracelets, et doigts chargés d’anneaux,
Au bal autour de soi de galants dominos,
Des jeunes gens oisifs, sous la croisée ouverte,
À travers le rideau de soie à frange verte,
Épiant le regard qui doit les secourir,
Des cœurs désespérés s’obstinant à mourir,
Et, sans parler des vieux, entre les jeunes même,
Quelque beau préféré que tendrement l’on aime !
L’âge vient, la fraîcheur se fane, et l’abandon
Succède à tout ce bruit… Pardon, Rose, pardon !
Je vois à ta paupière une larme qui brille…
Ne m’en veux pas du moins et reste bonne fille.