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POÉSIES

De nous associer à ces plaintes chéries,
Et de mêler, après, aux molles causeries
Chacun des noms divins qu’un poëte adora,
Elvire et Béatrix, Gulnare et Médora !
En hiver, quand il neige, au coin du feu qu’on aime,
Pour nous, après causer, la volupté suprême,
Ce serait de nous lire un roman tour à tour :
Non pas quelque beauté captive en une tour,
D’éternels souterrains, des spectres et des chaînes,
Mais des romans de cœur pleins d’amoureuses peines,
Où l’art sait retracer, sous l’éclat de nos mœurs,
Ce mal délicieux dont je sens que je meurs,
Et dont tu meurs toi-même, ô ma belle complice,
Et dont mourut aussi Delphine, après Clarisse !
Puis, le roman fermé, toujours, d’un air jaloux
Nous dirions : Ces amants s’aimèrent moins que nous.
Point de fâcheux d’ailleurs ; point de prude voisine
Débitant d’un ton sec sa morale chagrine,
Et, durant plus d’une heure, installée au fauteuil,
Le visage allongé, comme aux jours de grand deuil.
Non, rien que nous ; nous seuls, nous pour toute la vie.
Et que m’importe à moi ce que dira l’envie ?
« Il se fait tort vraiment ; il perd son avenir,
« Et sa jeunesse ainsi dans l’ombre va finir. »
Allez, tourmentez-vous, ô sages que vous êtes ;
À chaque vent qui souffle agitez tous vos têtes ;
Heurtez-vous, foulez-vous dans un même chemin ;
En regrettant hier espérez pour demain ;
Poursuivez, haletants, une ombre qui recule,
Ou dans l’étude encor que votre sang se brûle,
Et, pâles de soucis, prononcez gravement
Que les jours sont perdus que l’on passe en s’aimant !
Moi désormais je vis pour celle que j’adore ;
Ce qu’on dira de nous je veux qu’elle l’ignore ;