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POÉSIES

C’est là mon plus doux vœu, quand je pense à mourir.
J’ai toujours été seul à pleurer, à souffrir ;
Sans un cœur près du mien j’ai passé sur la terre ;
Ainsi que j’ai vécu, mourons avec mystère,
Sans fracas, sans clameurs, sans voisins assemblés.
L’alouette, en mourant, se cache dans les blés ;
Le rossignol, qui sent défaillir son ramage,
Et la bise arriver, et tomber son plumage,
Passe invisible à tous comme un écho du bois :
Ainsi je veux passer. Seulement, un… deux mois,
Peut-être un an après, un jour… une soirée,
Quelque pâtre inquiet d’une chèvre égarée,
Un chasseur descendu vers la source, et voyant
Son chien qui s’y lançait sortir en aboyant,
Regardera : la lune avec lui qui regarde
Éclairera ce corps d’une, lueur blafarde ;
Et soudain il fuira jusqu’au hameau, tout droit.
De grand matin venus, quelques gens de l’endroit,
Tirant par les cheveux ce corps méconnaissable,
Cette chair en lambeaux, ces os chargés de sable,
Mêlant des quolibets à quelques sots récits,
Deviseront longtemps sur mes restes noircis,
Et les brouetteront enfin au cimetière ;
Vite on clouera le tout dans quelque vieille bière,
Qu’un prêtre aspergera d’eau bénite trois fois ;
Et je serai laissé sans nom, sans croix de bois !

Et durant ces beaux plans d’un bonheur que j’espère,
Que devient, croyez-vous, et l’herbe sans vipère,
Et le zéphyr, et l’onde aux mobiles vitraux,
Et l’abeille qui chante et picore, aux sureaux,
Et, de longs peupliers tout à l’entour voilée,
À gauche, au fond du bois, la tranquille vallée ?