Page:Sainte-Beuve - Poésies 1863.djvu/115

Cette page a été validée par deux contributeurs.
105
DE JOSEPH DELORME

Mais elle se disait qu’un avenir prospère
Avait changé soudain par la mort de son père ;
Qu’elle était fille aînée, et que c’était raison
De prendre part active aux soins de la maison.
Ce cœur jeune et sévère ignorait la puissance
Des ennuis dont soupire et s’émeut l’innocence.
Il réprima toujours les attendrissements
Qui naissent sans savoir, et les troubles charmants,
Et les désirs obscurs, et ces vagues délices
De l’amour dans les cœurs naturelles complices.
Maîtresse d’elle-même aux instants les plus doux,
En embrassant sa mère, elle lui disait vous.
Les galantes fadeurs, les propos pleins de zèle
Des jeunes gens oisifs étaient perdus chez elle ;
Mais qu’un cœur éprouvé lui contât un chagrin,
À l’instant se voilait son visage serein :
Elle savait parler de maux, de vie amère,
Et donnait des conseils comme une jeune mère.
Aujourd’hui la voilà mère, épouse, à son tour ;
Mais c’est chez elle encor raison plutôt qu’amour.
Son paisible bonheur de respect se tempère ;
Son époux déjà mûr serait pour elle un père ;
Elle n’a pas connu l’oubli du premier mois,
Et la lune de miel qui ne luit qu’une fois,
Et son front et ses yeux ont gardé le mystère
De ces chastes secrets qu’une femme doit taire.
Heureuse comme avant, à son nouveau devoir
Elle a réglé sa vie… Il est beau de la voir,
Libre de son ménage, un soir de la semaine,
Sans toilette, en été, qui sort et se promène
Et s’asseoit à l’abri du soleil étouffant,
Vers six heures, sur l’herbe, avec sa belle enfant.
Ainsi passent ses jours depuis le premier âge,
Comme des flots sans nom sous un ciel sans orage,