Page:Sainte-Beuve - Poésies 1863.djvu/111

Cette page a été validée par deux contributeurs.
101
DE JOSEPH DELORME

Recueilli dans vous-même, et la tête inclinée,
Vous vous tournez souvent pour revoir, ô douceur !
Le nouveau-né, la mère, et le frère et la sœur,
Comme un pasteur joyeux de ses toisons nouvelles,
Ou comme un maître, au soir, qui compte ses javelles.
À cette heure si grave, en ce calme profond,
Qui sait, hors vous, l’abîme où votre cœur se fond,
Ami ? qui sait vos pleurs, vos muettes caresses ;
Les trésors du génie épanchés en tendresses ;
L’aigle plus gémissant que la colombe au nid ;
Les torrents ruisselants du rocher de granit,
Et, comme sous les feux d’un été de Norvége,
Au penchant des glaciers mille fontes de neige ?
Vivez, soyez heureux, et chantez-nous un jour
Ces secrets plus qu’humains d’un ineffable amour !
— Moi, pendant ce temps-là, je veille aussi, je veille,
Non près des rideaux bleus de l’enfance vermeille,
Près du lit nuptial arrosé de parfum,
Mais près d’un froid grabat, sur le corps d’un défunt.
C’est un voisin, vieillard goutteux, mort de la pierre ;
Ses nièces m’ont requis, je veille à leur prière.
Seul, je m’y suis assis dès neuf heures du soir.
À la tête du lit une croix en bois noir,
Avec un Christ en os, pose entre deux chandelles
Sur une chaise ; auprès, le buis cher aux fidèles
Trempe dans une assiette, et je vois sous les draps
Le mort en long[1], pieds joints, et croisant les deux bras.
Oh ! si, du moins, ce mort m’avait durant sa vie
Été longtemps connu ! s’il me prenait envie
De baiser ce front jaune une dernière fois !

  1. N’est-ce pas ainsi qu’Homère a parlé de la main fatale de la mort qui vous étend tout du long : Μοῖρ’ ὀλοὴ… τανηλεγέος θανάτοιο ? (Odyssée, liv. II. v. 100.)