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POÉSIES

Mais le ciel dès l’abord s’est obscurci sur elle,
Et l’arbuste en naissant fut atteint de la grêle.
Elle file, elle coud, et garde à la maison
Un père vieux, aveugle et privé de raison.
Si, pour chasser de lui la terreur délirante,
Elle chante parfois, une toux déchirante
La prend dans sa chanson, pousse en sifflant un cri,
Et lance les graviers de son poumon meurtri.
Une pensée encor la soutient ; elle espère
Qu’avant elle bientôt s’en ira son vieux père.

C’est là ma Muse, à moi ; ma Muse pour toujours ;
Les nuits, je la possède ; elle s’enfuit les jours ;
De moi seul visitée, à tout autre inconnue,
Ô chaste Muse, ô sœur chaque soie bienvenue,
Hâte-toi ; la nuit tombe, et ton vieux père dort.
Oh ! bien loin des heureux, ou sous le chêne mort,
Ou sur le rocher gris d’où pleure une bruyère,
Ou le long du sentier taillé dans la carrière,
Fuyons ; égarons-nous ensemble ; asseyons-nous,
Moi sur la terre froide, et toi sur mes genoux.
Vierge, relève un peu ce long crêpe de veuve ;
Oublie un peu tes maux ; que ta parole pleuve
Goutte à goutte, plaintive, à mon cœur enflammé
Aussi fraîche qu’aux fleurs est la rosée en mai ;
Et pâle, dénouant ta chevelure brune,
Redeviens belle encore aux rayons de la lune.
Ô Muse, alors dis-moi, Muse chère à jamais,
Les noms mystérieux des âmes que j’aimais ;
Puis porte mes regards à la céleste toile,
Et par leurs noms aussi nomme-moi chaque étoile ;
Dis quel astre mystique, au fond du firmament,
Cent mille fois scintille en un même moment
En cent mille couleurs ; le couchant, ses miracles ;