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APPENDICE.


MES SECRÉTAIRES


J’ai, depuis des années, une dette morale à payer et je ne veux pas tarder plus longtemps à le faire. La presse de nos jours, qui s’occupe de tant de choses, la chronique en particulier, qui ne craint pas de descendre jusqu’aux plus petites, a parlé quelquefois de mes secrétaires et des services qu’ils me rendaient. Je suis loin de nier les services, mais j’ai souri en entendant parler de mes secrétaires, comme si j’en avais à la fois plusieurs. Dans la modeste condition où je vis, c’était déjà un grand luxe que d’en avoir un, et je n’y ai été amené d’assez bonne heure que par une faiblesse de vue et comme une tendresse d’organes qui se lassait aisément et m’obligeait à user d’autrui. Il y a plus de vingt-cinq ans déjà que, considérant que les soirées sont longues, que la plus grande difficulté pour l’homme qui vit seul est de savoir passer ses soirées, je me suis dit qu’il n’y avait pas de manière plus douce et plus sûre pour cela que l’habitude et la compagnie d’un bon livre. Mais comme mes yeux se refusaient à toute lecture de longue haleine, surtout à ces dernières heures de la journée, j’ai dû songer à me procurer de bons lecteurs, et j’en ai trouvé. Entre ceux dont j’ai gardé un souvenir reconnaissant, je dois mettre au premier rang M. Dourdain, homme modeste, instruit, ancien barbiste, ancien secrétaire du vieux et respectable comte de Ségur, et qui, placé à la recommandation de son fils, le général Philippe de Ségur, dans les bureaux du ministère de l’intérieur, a toujours et obstinément refusé tout avancement. Être sous-chef et avoir la chance de devenir chef de bureau un jour, eût semblé à cet homme scrupuleux, délicat et timide, une usurpation plus grande et plus terrible que celle qui a fait passer à des héros le Rubicon. Toutes les prières et les instances de ses amis ne purent