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dans ce caractère essentiellement moral, à quelqu’une des difficultés secrètes qui sont le scrupule des consciences délicates et qu’on ne peut que sonder discrètement. Les années de son internat terminées, il n’avait, nous l’avons dit, aucune fortune : l’établissement d’un médecin coûte en premiers frais ; il aurait fallu contracter une dette, une obligation ; il n’osa prendre sur lui ce risque, il ne voulut pas « charger sa vie. » C’était chez lui un principe de conduite qu’il s’était fait de bonne heure. Et voilà pourquoi, tout traducteur d’Hippocrate qu’il est, tout excellent praticien qu’il est aussi et très-habile guérisseur, il n’est pas médecin en titre et sur l’Annuaire. S’il pratique l’été à la campagne (et il le fait de grand cœur et avec grand succès), c’est pour les pauvres, pour les voisins, et rien que pour eux.

Dirai-je toute ma pensée ? quand les Stoïciens se mêlent d’être modestes, on ne peut savoir à quel point ils le sont, et quel degré de scrupule et de raffinement ils portent dans cette vertu d’humilité, et même à leur insu quelquefois. J’ai beaucoup étudié les Port-Royalistes, ces Stoïciens du Christianisme. Eh bien ! parmi eux, combien en ai-je rencontré qui, purs, éclairés, savants et fervents, tout nourris de la moelle sacrée des Basile et des Chrysostome, capables d’être prêtres et des meilleurs, n’osaient prendre sur eux le ministère de l’autel et se rabattaient à ne vouloir jamais être que diacres ou acolytes ! De même, j’imagine, cette âme austère et modeste de M. Littré, qui s’est montrée égale à l’interpretation du plus grand médecin de l’Antiquité et à l’intelligence de cette royale nature d’Hippocrate, se rabat vo-